Girl, Interrupted, la subjectivité mise entre parenthèses
Girl, Interrupted est un film qui résiste admirablement au temps parce qu’il refuse la facilité du diagnostic spectaculaire pour privilégier une exploration sensible de la subjectivité.
Réalisé par James Mangold, le film aborde l’hôpital psychiatrique non pas comme un décor sensationnaliste, mais comme un espace de transition, un entre-deux où l’identité se négocie, se fissure et parfois se reconstruit. Cette approche rappelle, par son refus du spectaculaire et son attention portée à l’intériorité, la manière dont Vol au-dessus d’un nid de coucou utilisait déjà l’institution comme miroir des normes sociales plutôt que comme simple toile de fond dramatique. Le récit donne ainsi l’impression d’épouser la logique d’une conscience fragmentée, non pas parce qu’il renonce à toute structure classique, mais parce qu’il choisit d’en brouiller l’expression. L’arc narratif est bel et bien présent, lisible et rigoureusement construit, mais il se déploie à travers une écriture faite d’ellipses, de ruptures et de moments suspendus, ce qui confère au film une respiration singulière, presque structurée comme un journal intérieur, comme si chaque scène était une page arrachée à un journal intime hésitant. Avec le recul toutefois, un élément trahit davantage son époque, à savoir l’usage appuyé de musique symphonique dans certaines scènes dramatiques. Cette emphase musicale, très caractéristique d’un certain cinéma des années 1990, tend parfois à surligner l’émotion là où la mise en scène et le jeu des actrices suffiraient déjà, créant un léger décalage avec la sensibilité contemporaine sans pour autant fragiliser l’ensemble.
La force du film repose d’abord sur son dispositif narratif. Le point de vue de Susanna n’est jamais totalement fiable, et cette instabilité structurelle nourrit la mise en scène. Les ellipses, les ruptures de ton et les scènes apparemment anecdotiques participent à une dramaturgie interne, centrée sur l’évolution psychique plutôt que sur l’action. On assiste moins à une succession d’événements qu’à une série d’états mentaux, ce qui rapproche le film d’un parcours initiatique inversé, où la normalité extérieure devient la véritable étrangeté. Pourtant, sous cette fragmentation apparente, la construction scénaristique se révèle beaucoup plus classique qu’il n’y paraît. L’arc narratif de Susanna est solidement structuré, de l’introduction à la finale, comme une boucle de transformation claire menant à une épreuve décisive. Le titre Girl, Interrupted résume d’ailleurs parfaitement cette trajectoire, une pause forcée dans sa vie, une existence mise entre parenthèses par l’internement, qui devient la matière même du film et une métaphore plus large de la vie elle-même, faite d’arrêts, de fractures et de reprises inachevées. Cette rigueur narrative évoque Ordinary People dans sa manière de déplacer le conflit du spectaculaire vers l’intime, tout en dialoguant à distance avec Black Swan, qui choisira plus tard une voie nettement plus expressionniste.
L’interprétation est évidemment centrale, d’autant plus que le film place au cœur de son récit un trouble de la personnalité rarement traité avec autant de nuance, le trouble de la personnalité limite. Le personnage de Susanna, interprété par Winona Ryder, incarne avec une justesse remarquable les tensions propres à cet état, instabilité émotionnelle, sentiment chronique de vide, difficulté à se définir, oscillation constante entre lucidité aiguë et désorganisation intérieure. Le film ne cherche jamais à enfermer le trouble dans une définition clinique rigide. Il le donne plutôt à ressentir, à travers les silences, les contradictions et cette impression persistante d’être en décalage avec le monde. Face à elle, Angelina Jolie compose une Lisa magnétique et destructrice, qui fonctionne presque comme un miroir déformant. Leur confrontation ne relève pas du simple duel de personnalités, mais d’un conflit de visions du monde, et quant aux prestations de Ryder et Jolie, elles impressionnent par la profondeur avec laquelle les actrices ont manifestement compris, internalisé et incarné la psychologie de leurs personnages, donnant au récit une densité émotionnelle et humaine qui dépasse largement les réserves formulées sur le scénario, une reconnaissance d’ailleurs confirmée à l’époque par l’Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle décerné à Jolie.
Cette opposition atteint son paroxysme lors de la découverte du corps de Daisy Randone, scène charnière où la mise en scène révèle toute son intelligence. Par un cadrage d’une grande justesse, Mangold parvient à condenser l’horreur du moment, la sidération morale de Susanna et le cynisme glaçant de Lisa dans un même plan, transformant cette séquence en point de rupture irréversible entre les deux personnages. Le choc n’est pas seulement narratif. Il est éthique et existentiel. C’est à cet instant précis que Susanna cesse de confondre la transgression avec la liberté, et que le chaos incarné par Lisa perd définitivement son pouvoir de fascination.
Le cadre historique des années 1960 ajoute par ailleurs une couche de lecture essentielle, particulièrement sur le plan des enjeux de santé mentale. Assister aujourd’hui à Girl, Interrupted, c’est mesurer l’évolution des mœurs sociales et du rapport au diagnostic psychiatrique. Le film montre une époque où l’information était souvent confisquée aux patientes elles-mêmes. Susanna apprend ainsi, au fil de ses séances avec le psychiatre, qu’elle souffre d’un trouble de la personnalité limite, un diagnostic que le médecin choisit d’abord de lui cacher. Ce choix, aujourd’hui difficilement concevable, illustre une pratique paternaliste où l’on estimait que la vérité pouvait être trop déstabilisante pour être dite. Plus largement, le film met en lumière une confusion persistante entre non-conformité sociale et folie, particulièrement lorsqu’il s’agit de jeunes femmes, révélant à quel point les diagnostics psychiatriques de l’époque étaient traversés par des biais de genre et par une définition relative, voire normative, de ce qui était jugé « normal » ou « pathologique ». Le contraste avec notre présent, où les enjeux de santé mentale tendent à être davantage nommés, discutés et parfois même banalisés, permet de mieux saisir le chemin parcouru, tout en rappelant que la stigmatisation n’a pas disparu, mais s’est déplacée.
Visuellement, Mangold adopte une sobriété maîtrisée qui épouse étroitement l’état intérieur des personnages. Les cadres, souvent resserrés, semblent contenir les corps autant que les pensées, tandis que la palette légèrement désaturée donne l’impression d’un monde extérieur appauvri, comme vidé de sa promesse. Cette retenue formelle empêche toute esthétisation complaisante de la souffrance mentale, malgré quelques élans musicaux plus appuyés, et permet à une poésie discrète d’émerger, notamment dans les gestes de solidarité entre les patientes. Le film parvient ainsi à évoquer les troubles mentaux sans les transformer en simple ressort dramatique, en les abordant comme une expérience profondément humaine, traversée de contradictions, d’élans vitaux et de replis défensifs.
En définitive, Girl, Interrupted s’impose comme une œuvre profondément empathique, plus solidement construite qu’elle n’en a l’air, qui interroge la frontière poreuse entre norme et marginalité, raison et déviance. Le titre agit comme une clé de lecture finale, en rappelant que le film raconte avant tout une subjectivité suspendue, une trajectoire interrompue au cœur même de sa formation, une phrase de vie laissée volontairement en suspens plutôt que brutalement refermée, et si ma note finale se montre plus généreuse que celle accordée par une partie de la critique à l’époque, c’est peut-être parce que le temps, parfois, révèle plus justement la véritable valeur d’un film. ★★★★★★★★☆☆ (8 sur 10 étoiles)

Une vie volée
- -En 1967, lors d'un entretien avec un psychanalyste, Susanna Kaysen apprend qu'elle souffre d'un trouble de la personnalité. Elle est envoyée dans un hôpital psychiatrique renommé de la Nouvelle-Angleterre et se retrouve dans un univers étrange peuplé de jeunes filles aussi séduisantes que dérangées, telle Lisa, une charmante sociopathe qui met au point avec elle une désastreuse tentative d'évasion.


























