The Name of the Rose. Un huis clos médiéval entre raison, dogme et peur du savoir

Adaptation ambitieuse du roman d’Umberto Eco, The Name of the Rose de Jean-Jacques Annaud propose un objet cinématographique singulier, à la croisée du thriller médiéval, de l’enquête philosophique et de la réflexion politique sur le pouvoir du savoir. Le film opte clairement pour l’incarnation plutôt que pour l’érudition pure, un choix souvent souligné par la critique et par de nombreux lecteurs du roman. Sans pouvoir témoigner personnellement des écarts précis entre les deux œuvres, il apparaît néanmoins que cette orientation simplifie le matériau d’origine tout en lui conférant une efficacité dramatique réelle. Là où le livre est réputé pour sa densité théorique et ses digressions intellectuelles, le film cherche avant tout à rendre sensible un monde clos, hiérarchisé et traversé par la peur, un Moyen Âge filmé comme un espace de contrôle idéologique.
La structure narrative repose sur un dispositif d’enquête classique, dans lequel chaque meurtre agit comme un jalon menant vers une vérité plus vaste que la simple résolution du mystère. William de Baskerville, interprété par Sean Connery, incarne une figure de rationalité presque anachronique, dont la méthode d’observation, de doute et de déduction tranche avec l’obscurantisme ambiant. Cette opposition entre raison et dogme constitue l’axe dramatique le plus solide du film et lui donne une lisibilité constante. L’enquête devient ainsi un outil critique, révélant moins un coupable qu’un système de pensée fondé sur la peur du savoir, une logique qui n’est pas sans rappeler certaines œuvres ultérieures où la quête de vérité dévoile surtout les mécanismes du pouvoir, de Zodiac à Se7en.
La mise en scène privilégie une approche sensorielle, presque tactile, du Moyen Âge. Les décors austères, la boue, la pénombre et la matérialité des corps composent un huis clos étouffant, filmé dans un lieu qui semble avoir résisté au temps et dont la présence finit par s’imposer comme le véritable personnage principal du récit. L’abbaye n’est pas qu’un décor, elle structure les comportements, dicte les silences et enferme la pensée. Le film s’ouvre sur l’entrée de William de Baskerville et de son jeune apprenti dans cet espace clos, et se referme sur leur départ, comme si l’enquête elle-même n’avait été qu’une traversée provisoire d’un monde figé dans ses certitudes. Cette unité de lieu renforce la dimension oppressive du récit et donne à l’espace une fonction dramatique centrale, notamment à travers le labyrinthe de la bibliothèque, cœur symbolique du film et métaphore d’un savoir volontairement rendu inaccessible.
Le titre du film, souvent jugé énigmatique, participe lui aussi à cette logique de perte et d’effacement. Selon les interprétations fréquemment évoquées par les commentateurs de l’œuvre, la rose n’y désigne pas un objet précis, mais plutôt ce qui subsiste une fois que tout a disparu. Le nom sans la chose, la trace sans la présence. Dans un monde où les livres brûlent, où le savoir est détruit ou confisqué, où les corps eux-mêmes sont niés, la rose devient le symbole d’un sens qui se dérobe, d’une beauté ou d’une vérité que l’on ne peut plus saisir autrement que par son souvenir ou son nom. Ce flottement sémantique prolonge ainsi la réflexion du film sur la fragilité du savoir et sur ce qui demeure lorsque l’histoire, volontairement, efface ses propres traces.
Un parfum de nostalgie émane aussi de la distribution, qui agit aujourd’hui comme une véritable capsule temporelle du cinéma des années 1980. Sean Connery y apparaît au sommet de sa maturité artistique, débarrassé de toute tentation héroïque, parfaitement à l’aise dans la tension intérieure d’un esprit libre prisonnier d’un univers oppressant et sombre. Son William de Baskerville n’est jamais démonstratif, mais constamment habité, incarnant avec une sobriété remarquable cette modernité intellectuelle en lutte contre un monde figé dans la peur et le dogme, une interprétation qui évoque avec justesse la noirceur et la brutalité du Moyen Âge sans jamais sombrer dans l’archétype. À ses côtés, Christian Slater incarne une jeunesse encore malléable, regard candide projeté dans l’horreur et le doute. À l’époque, beaucoup voyaient en lui une future grande vedette d’Hollywood, et sa présence résonne aujourd’hui comme le souvenir d’une trajectoire prometteuse qui s’est progressivement effacée des écrans, ajoutant une mélancolie involontaire au film. Ron Perlman impressionne durablement dans le rôle du bossu Salvatore, figure abjecte et profondément humaine à la fois, corps déformé devenu symptôme d’un monde cruel. Feodor Chaliapin Jr. marque enfin les esprits en incarnant Jorge de Burgos, le vieux moine aveugle, gardien d’un savoir qu’il juge immoral à partager dans une époque sans lumière. À cette galerie s’ajoute l’inquisiteur, figure volontairement caricaturale mais redoutablement efficace, dont la rigidité fanatique parvient à susciter une peur très concrète, non pas celle d’un simple antagoniste de fiction, mais celle d’un témoin d’une époque révolue où la religion opprimait les peuples, étouffait la culture et bridait la science afin de maintenir le monde dans l’obscurité.
Agissant comme une véritable capsule temporelle, The Name of the Rose a relativement bien vieilli, tant sur le plan formel que dans sa manière d’aborder les rapports de pouvoir. Le film n’échappe toutefois pas à certaines limites propres à son époque, notamment dans le traitement du seul personnage féminin du récit, qui demeure sans nom. Cette figure incarne moins un individu qu’un symbole, celui de la nature sauvage du désir, de la survie primaire de l’espèce, de la tentation du péché charnel et du risque de chaos dans un monde construit par et pour des hommes. Si cette représentation peut aujourd’hui apparaître problématique, elle trouve néanmoins une cohérence interne dans le contexte de l’histoire. Dans cet univers monastique clos, régi par la peur du corps et la négation du vivant, cette absence de nom devient elle-même signifiante. Elle ajoute une dimension aliénante, propre à la culture religieuse des moines, où l’effacement du féminin n’est pas un oubli, mais un principe structurant.
Sans être exempt de rigidités ni de simplifications, The Name of the Rose demeure une œuvre solide et stimulante, portée par une atmosphère maîtrisée et un sens aigu du récit. Même sans entrer dans une comparaison directe avec le roman, le film s’impose comme une proposition cinématographique cohérente et durable, capable de transformer une matière réputée exigeante en une expérience accessible et chargée de sens. Une réussite mesurée, mais persistante, qui mérite sept étoiles sur dix ★★★★★★★☆☆☆.

Le Nom de la rose
- -En l’an 1327, dans une abbaye bénédictine, des moines disparaissent. Un franciscain, Guillaume de Baskerville, mène l’enquête, aidé du jeune novice Adso von Melk. C’est l’époque où l’Église, en pleine crise, se voit disputer son pouvoir spirituel et temporel. C’est aussi l’apogée de l’Inquisition.

























