Nuit Blanche et Aurore
J’ai rencontré Aurore au resto-bar l’Envol, quelques minutes exactement après ma mésaventure avec le chien errant. À ce moment-là, c’était aussi mes retrouvailles avec Laurent. En effet, celui-ci a été le coloc de mon père quand j’avais 17 ans, appartement que nous partagions aussi avec l’autre colocataire… l’incomparable Michel Brulé. Le contexte environnemental de cet appartement était vraiment particulier :
- Moi, 17 ans, en pleine crise d’adolescence, j’étais à quelques mois de quitter le logement paternel.
- Michel, 28 ans, ambitieux et débrouillard, il distribuait, à ce moment dans les bars, son premier livre Le Manifeste des Intouchables à 5$ l’exemplaire. On connaît la suite de cette démarche.
- Laurent, 37 ans, tous juste débarqué de France, de nature joviale et fêtard invétéré, il était le seul des quatre satisfait dans la situation.
- Mon père, 44 ans, au plus bas de sa dépression… toujours imbibé d’alcool à râler sur tout.
Quatre hommes, chacun séparé de son cadet par une dizaine d’années, un appartement byzantin dans l’est du Plateau, un environnement social inusité… un cocktail original. D’ailleurs, Michel s’en est inspiré pour fixer le décor de son deuxième livre Fond de semaine. Il va sans dire… il ne vous sera pas très difficile de relier les personnages de l’histoire avec ceux réels qui les ont inspirés. En me remémorant cette «amusante» œuvre d’anthologie du Plateau Mont-Royal, ce chapitre de ma vie, je constate que le temps a bien défilé depuis… les derniers cheveux blancs de Laurent me confirmant ici une marque tangible du passage des années. Mais à part ce détail, Laurent n’a pas changé : toujours sans le sou à me rassasier les mêmes histoires nébuleuses à propos de ses entreprises artistiques… à croire qu’il est encore dans Fond de semaine. Ce qui m’amène à penser aux autres personnages du livre en question… que sont-ils devenus maintenant, 15 ans plus tard ? Mon père a stagné dans ce logement qu’il occupe encore et n’a jamais remis en question ses conditions de vie : en fait, rien n’a changé pour lui si ce n’est le vide qu’il a créé autour de sa personne. Michel, lui, a fait fortune dans le domaine de l’édition, il est devenu millionnaire, à édité les pensées d’une centaine d’intellectuels, à vécu mille et une aventures aux quatre coins de la planète… mais il est demeuré célibataire. Et moi, hé bien, je me retrouve à Paris, à l’Envol, toujours dans l’élan de mon élection à Montréal… en train de penser à mon ancienne vie. Décidément, je partais de loin.
Je ressens alors le besoin de m’ouvrir un nouveau chapitre parisien… et quoi de mieux qu’une femme pour l’instiguer. Ainsi, je présente à cette attirante fille au bar, deux des protagonistes du livre Fond de semaine. Aurore trouvera divertissants cette approche… et mon accent québécois. Mais, en lui parlant de ma vie politique, j’attire aussi rapidement l’attention du barman, Antoine, qui également Québécois, se trouve en l’occurrence aussi propriétaire de l’établissement. En effet, en prêtant un minimum d’attention sur la décoration de l’endroit, il est facile d’observer plusieurs références visuelles au Parti Québécois… il est manifeste que le maître des lieux s’intéresse à notre question nationale. Or, le Vert ne lui disant rien, il cherche rapidement à détecter mon allégeance dans le contexte québécois. De mon côté, l’idée horripilante qu’on puisse penser le temps d’un instant que je sois fédéraliste, je ne ferai pas durer le suspense bien longtemps : je lui déclarerai, sur le ton de la confidence, me considérer comme un membre intermittent du Parti. Ce fait culturel accélérera le partage de l’information. Ainsi, Antoine m’annoncera que son établissement est un point de rendez-vous des jeunes du Parti Québécois à Paris : preuve à l’appui de leur dernier passage, ces quelques éléments promotionnels laissés sur les murs de l’endroit. Antoine fait alors glisser sur le bar un carton électoral dans lequel est incrusté… un incongru condom bleu. À la vue de cette relique, je pouffe instantanément dans ma bière, au point ou je manque m’étouffer. Évidemment, personne au bar ne comprend ma réaction. Reprenant mon souffle, j’exclame simplement un prénom : « Elsie » ! Encore là, personne ne décode ce que je tends à exprimer (ils devaient tous appréhender « elle » et « si »). « Voyons ! E-L-S-I-E… Elsie Lefebvre ! La plus belle et la plus jeune des députés du Parti Québécois » ! L’éclat dans le regard d’Antoine semble alors m’évoquer qu’il saisi à qui je fais référence. J’enchaîne en lui disant qu’elle a maintenant été élue, non sans avoir préalablement concrétisé cette idée loufoque de distribuer des condoms dans les bars pour aborder les jeunes électeurs. Manifestement, la présence de l’un de ces fameux condoms signait pour moi son passage à l’Envol. D’autre part, je dois avouer que j’ai moi-même une relation avec l’objet en question, ayant auparavant subi les frais de cette idée rayonnante.
En effet, en avril 2003, dans mes fonctions d’alors comme conseiller-jeune sur l’exécutif du PQ de Mercier, j’ai dû accueillir la « gang » du CNJ (comité national des jeunes du Parti Québécois) pour l’une de leur opération dans mon quartier. L’idée était donc, de distribuer dans les bars ces condoms aux couleurs du PQ. Le Plateau Mont-Royal étant un endroit au Québec offrant une grande concentration de bars en tout genre, il fût sélectionné par le CNJ pour être le premier de l’opération, et logiquement, on me désigna guide pour la soirée. Alors, au premier bar sur notre liste, Le Boudoir, devant la gène initiale du groupe, j’allai maladroitement briser la glace en m’introduisant à la première table… c’était deux hommes corpulents. Il va sans dire, étant deux amis hétéros, la réaction ne fût pas celle que nous escomptions. Après un petit caucus, nous conçûmes assez vite que les filles devaient aller voir les garçons et vice-versa. Le concept trouva son meilleur potentiel auprès des jeunes couples en dynamique de flirt. Mais je me rappelle surtout du nombre de personnes m’ayant laissé paraître que je les baratinais. En effet, que de fois dans cette soirée je me serai fait dire des variantes de ce genre de propos : « c’est parce que vous voulez nous crosser que vous distribuer des capotes ? », ou bien, « vous voulez nous protéger de vos MTS, c’est ça ! ». Si au moins dans cette soirée, j’avais réussi à en utiliser un de ce fameux condom bleu, j’aurais peut-être apprécié le concept, mais, vous l’aurez deviné, ce ne fût pas le cas.
Ainsi, me retrouvant encore à discourir sur mon Plateau, Antoine en arrive à me demander ou je suis domicilié dans le quartier. Il s’avérera stupéfait par ma réponse, et m’amènera une carte routière de Montréal pour confirmer l’endroit exact de mon domicile. Or, la coïncidence est énorme, je suis le voisin immédiat de son ancienne femme, Anita Ramacière. Exactement la voisine à qui, par une nuit de pleine lune, j’avais subtilisé sur son balcon une pancarte géante du maire Tata Tremblay (en effet, étant candidat, je ne pouvais tolérer pareil affront sur mon territoire immédiat). Il faut croire que le monde est vraiment petit… l’Envol est finalement un point de rendez-vous. Or, en guise de salutation, j’irai donc marquer mon propre passage dans l’établissement en encerclant le Plateau Mont-Royal d’étincelles sur une carte du Québec affichée dans les toilettes…
Avant de quitter les lieux, je constate que Laurent et Aurore s’entendent bien ; en effet, celle-ci évolue aussi dans le domaine des arts. Je prends donc son numéro, une initiative qui s’avérera une introduction à quelques sorties culturelles en sa compagnie.
Ainsi, nous sommes allés au musée du Louvre le dimanche succédant, tombant par hasard pile sur la journée gratuite (premier dimanche du mois). Cet ancien palais reconverti est une visite incontournable. Monstrueusement énorme, il doit probablement nous en prendre plusieurs jours pour le visiter dans son ensemble.
Par après en soirée, nous sommes allés voir un spectacle d’artistes de la relève, puis avons pris une bière au Pub-In dans le 11e. Le fait se concrétisera que nos voisins de table seront Martin et Dorianne du groupe québécois Dobacaracol.
Or, cette dernière fût bien amusée d’apprendre cette anecdote, lorsque je lui avouai avoir été la risée de mes camarades Projet-Montréalais en manifestant mon ignorance sur l’existence de son groupe. En effet, à ce moment, en pleine campagne municipale, j’avais convoqué des militants progressistes dans ma cuisine pour initier un spectacle d’appui à Projet Montréal. Ainsi, l’irremplaçable Amir Khadir débloqua le projet en quelques coups de téléphone, et, lorsque celui-ci annonça la possibilité d’avoir Dobacaracol comme tête d’affiche, ma réaction « Dobaquoi !» fit de moi le guignol du moment. Peu importe, je me reprendrai en allant assister à leur prochain spectacle à Paris, le 7 novembre à l’Elysée Montmartre.
Mais, l’épisode le plus déterminant avec Aurore, fut indéniablement d’avoir serpenté ensemble la formidable Nuit Blanche.
Cet événement annuel est une manifestation artistique se déroulant la nuit du premier samedi au premier dimanche d’octobre. Elle permet au public de visiter des manifestations culturelles en des lieux divers aux quatre coins de la ville. Le concept étant de rendre l’art accessible à tous, il remet aussi en valeur l’espace urbain par des créations contemporaines. Initiée par le maire socialiste Bertrand Delanoë, la première édition de Nuit Blanche s’est tenue en 2002, et fût un succès immédiat malgré le poignardage de ce dernier par un déséquilibré. Mis à part cet incident initial, j’ai été très surpris par le comportement nettement civilisé des participants, comme si ceux-ci étaient les citoyens diurnes se réappropriant finalement le côté sombre de leur ville. Ainsi, comme le cite lui-même Bertrand Delanoë à propos de l’événement, Nuit Blanche révèle la ville aux citoyens « sous un jour » nouveau, permettant à ceux-ci de porter un regard neuf sur des lieux quotidiens. Par ailleurs, l’atmosphère onirique générée par l’événement initie une convivialité nocturne sans pareil, et donc, un idéal climat surréel pour rencontrer d’autres «citoyens-somnambules».
Subséquemment, à l’aide d’une carte de Paris numéroté des endroits développés pour l’événement, cette nuit fut un rallye me permettant d’investir nocturnement plusieurs quartiers de la capitale française. D’ailleurs, tracer son itinéraire devenait une vraie chasse aux trésors tellement il apparaissait impossible de visiter l’ensemble des manifestations.
À ce sujet, j’ai trouvé le Marais (4e arrondissement) particulièrement choyé par les organisateurs… Peu importe, ce fut une vraie réussite ! Que dire, en effet :
- Du café servi dans cette église teinté de lumière rouge pour l’événement, bulle flottant partout dans l’air au rythme de l’orgue ?
- De ce « jardin des sons », où quelques télévisions disséminées dans l’herbe projetaient des animations psychédéliques, entrecoupées de bruits inusités émis de quelques recoins du parc ?
- Du mega-party devant le centre Pompidou, endroit permettant à tous de faire, publiquement, le plein d’alcool comme bon leur semble ?
- De cette prestation atmosphérique dans les cours intérieures de l’Hôtel de Ville une façon d’évoquer artistiquement la déclaration du Maire Delanoë le soir de sa victoire : «Cette maison est désormais la vôtre!»
Musique et mobilité à l’Hôtel de Ville.L’un de mes extraits vidéo ici de l’ambiance régnant alors dans la cour intérieur. La musique était une nouvelle composition pour orchestre de Sébastien Tellier qui accompagnait les mouvements du Grand Mobile articulé de Xavier Veilhan, à la fois système planétaire et molécule improbable.
À Paris, une forteresse de la droite est tombée… il faut s’inspirer de l’exemple de la ville lumière et en faire autant à Montréal!
De la sorte, en cette Nuit Blanche du 7 octobre à Paris, la lune était pleine, la température parfaite et il n’y avait aucun nuages dans le ciel… tout était en place pour être en bonne compagnie jusqu’à l’aurore. Finalement, ce fût le genre de nuit blanche dont on s’éveille que des jours plus tard.
Cette fois-ci Monsieur Delanoë, je vous remercie vraiment!
C’est la nuit qu’il est beau de croire à la lumière
– Edmond Rostand