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Juste pour rire… dans ma cour !

par Jean-Yves Girard
Le Devoir du vendredi 18 juillet 2008
La vie au temps du festival : quand habiter dans le Quartier latin n’est pas drôle du tout

Procès-verbal d’une très récente consultation chez le psy.

Psy: Comment vous sentez-vous?

Moi: Mal, comme toujours à cette époque de l’année. Au bureau, ça va. Par contre, dès que j’entre dans mon loft, j’ai l’impression d’être pris en otage, j’étouffe. Peut-être parce que je garde les fenêtres closes malgré la chaleur et l’absence de clim.

Psy: Hum… Je vois. Rêvez-vous parfois à Gilbert Rozon?

Moi: Euh… oui, et je vous assure qu’il n’y a rien là d’érotique. Le contexte est généralement plutôt sadique. La nuit dernière, par exemple, il était attaché à une chaise super inconfortable et un clown anthropophage…

Psy: Bon, c’est bien, j’ai compris. Vous habitez le Quartier latin?

Moi: Depuis six ans. Mais comment…?

Psy: Environ 7000 personnes vivent dans le quadrilatère concerné. Vous croyez être le seul à vouloir vous occire quand débarque Juste pour rire?

Moi: Ne prononcez pas ces mots!

Psy: Lesquels? Juste pour rire?

Moi: Waaooooaaah!

Psy: Juspourire. Juspourire. Juspourire. Ce ne sont que des mots, comme choléra, typhoïde, Stephen Harper. Il ne faut pas avoir peur des mots mais de ce qu’ils signifient.

Moi: Mais j’ai peur aussi de ce que signifie pour moi ce festival: mon quartier aux artères bloquées, livré pieds et poings liés à l’envahisseur; 11 jours de cacophonie; une multitude compacte bien déterminée à se gondoler. J’ai peur d’oublier ma passe de résidant et d’affronter les cerbères postés aux points d’entrée: ils me refuseront alors l’accès avec mon vélo, même si je marche à côté, et exigeront de fouiller mon sac à dos ou mes sacs d’épicerie.

Psy: Que cherchent-ils?

Moi: Des armes blanches, m’a dit d’une voix tranchante l’un des cerbères, appelés aussi cadets, me confondant avec une valise. Un de ses confrères, moins coupant, fut plus franc: Labatt Bleue, l’un des 2398 commanditaires, a des milliers de bières à vendre sur le site.

Psy: Êtes-vous en proie à d’autres peurs?

Moi: Et comment! Les jours qui précèdent le débarquement des pitres, quand la Bête peu à peu s’incruste, j’ai peur: quel spectacle sera présenté en bas de chez moi, dans le parking coin Ontario et Saint-Denis? Que vais-je ouïr, soir après soir après soir, sauf en cas d’une flotte providentielle? Des mariachis? Un show rock-matante? Ça vous fait rire, vous, des mariachis? Ha? Haha? Hahaha?

Psy: Calmez-vous le pompon. Cette année, vous devez être content: n’est-ce pas un Shakespeare qu’on y présente, dans votre parking?

Moi: Oui. Une tragédie, Coriolan, rebaptisée Caïus et adaptée en version hystérique. Pendant les répétitions, qui m’empêchaient de suivre la trame d’un film d’Elvis à TVA, je croyais qu’on égorgeait un veau, ou pire, qu’on forçait un squeegee à lire Gin tonic et concombre. Quand je pense que ce soir, vers 21h34, retentira encore «Ca-ïus con-sul! Ca-ïus con-sul! Ca-ïus con-sul!», il me prend des envies de… de…

Psy: De?

Moi: D’exiger que l’an prochain, on monte plutôt un Marie Laberge. C’est assommant, certes, mais pas plus que ce foutu Caïus et surtout moins gueulard. Ou encore de déménager mon spleen et mes antidépresseurs à Brossard. On raconte que le quartier Dix30, c’est vraiment bien.

Psy: Vous n’êtes pas sérieux. Brossard?

Moi: Oui. Ou Pointe-aux-Trembles, pourquoi pas? Vous ne pouvez pas comprendre, vous ne savez pas de quoi je parle. Essayez d’imaginer le boucan quand tout ce fracas se mélange: les déclamations amplifiées par micro de la bande à Caïus, la musique de la scène sur Saint-Denis — vendredi dernier, c’était une pseudo-Compagnie créole. Sans oublier l’animateur de foules trash survolté, Christopher Williams, qui sévit dans la ruelle Jolie derrière le bar Saint-Sulpice. Je connais désormais par coeur son laïus, son histoire de monstre qui attaque et ses mots d’encouragement pour que tous se liguent pour combattre la bibitte («Le poing! Le poing! Tentacule! Tentacule!») sur un beat techno.

Psy: Vous y avez assisté?

Moi: Pas besoin. Ce délire pour cégépiens sur l’acide plane jusqu’à moi. Et je me prépare psychologiquement: vers 23 h, ce petit Chris termine son happening par deux coups de fusil qui retentissent jusqu’à la Place des Arts et font chaque fois sursauter mes poissons tropicaux.

Psy: Mais, que voulez-vous, c’est un festival, pas une messe funèbre.

Moi: Je le sais. Par contre, expliquez-moi pourquoi il faut hurler ainsi? Est-ce le Festival des décibels déchaînés, de la pétarade, du tintamarre? Ce n’est pas Videotron qui devrait présenter cet événement, mais Advil extra-fort.

Psy: Je suis désolé de vous l’apprendre, mais vous ne pouvez rien contre cette machine. Faites donc contre mauvaise fortune bon coeur. Les organisateurs affirment que des touristes partent de Ouagadougou et des îles Fidji pour apprécier ce que vous, veinard, avez à portée de tympan. Comme disent les Sri Lankais: If you can’t beat them, join them.

Moi: J’y ai pensé. D’habitude, j’évite les rues de mon quartier, quitte à me farcir un détour. À quelques reprises, j’ai osé braver l’ennemi. J’ai vu de loin Mado Lamotte caresser d’une main libidineuse les grosses boules de son fameux bingo en espérant que sa préférée, la 0-69, sorte vite par le petit trou. J’ai croisé des comédiens costumés mêlés à la foule: un policier sifflet au bec qui tentait de diriger le flux et reflux de la marée humaine, un couple formé d’une religieuse pécheresse et d’un curé coquin, un travesti goguenard, deux nains ébaubis qui se tenaient tendrement par la main (ceux-là, plus j’y pense, moins je suis certain qu’ils jouaient un rôle). J’ai regardé des jeunes branchés installés sur la micro terrasse du Café Gitana, tentant d’aspirer des volutes de chicha à cinq mètres de la scène où se démenait Stefie Shock comme un diable dans l’eau bénite. Bonjour le nirvana! D’ailleurs, ils ne sont pas restés affalés longtemps. Comment les blâmer? Je pouvais à peine m’entendre bitcher contre les énervés qui m’écrasaient les pieds.

Psy: Le festival est sûrement une manne pour l’économie de votre quartier.

Moi: J’imagine. Sinon, les commerçants ne paieraient pas le festival pour qu’il revienne m’embêter chaque année.

Psy: Ah bon? Ils font ça?

Moi: Ben oui, chose. L’été dernier, j’ai lu dans La Presse que 100 000 $ étaient versés aux organisateurs. Stupeur. Rejoint au téléphone, Claude Rainville, directeur général de la Société de développement du Quartier latin, m’a assuré que c’était moins que cela, sans me donner un chiffre. «L’entente est confidentielle, mais oui, elle comprend une contribution financière et des services.» Le Festival de jazz n’a pas droit à un tel bonbon. Bref, on ne lésine pas sur les ronds de jambe devant le cirque à Rozon, qui serait vraiment tarte à la crème de quitter les lieux. Surtout que l’expérience a été tentée ailleurs sans succès, d’abord au Vieux-Port dans les années 90 où, au contraire, le festival devait cracher le morceau pour y faire le zouave. Et plus récemment, en 2006 et à ma grande joie, boulevard Saint-Laurent. La magie, paraît-il, n’y était pas. Moi non plus.

Psy: Mince, vous êtes bien informé.

Moi: Merci. Sunzi, dans L’Art de la guerre, l’a écrit noir sur blanc: connais ton adversaire comme toi-même.

Psy: Donc, Juste pour rire est là pour rester.

Moi: Hélas pour mes nerfs. Et — je serai bon prince — tant mieux pour les marchands. Car Claude Rainville — qui, je vous le signale en passant, travaille mais ne crèche pas dans le quartier — a ajouté qu’«avec 18 % de rotation de commerces, ce qui est énorme, le Quartier latin a besoin d’événements très populaires comme le festival. Sinon, il va y avoir des Insta-Chèques et des pawnshops au coin de la rue.»

Psy: Quelle horreur. Vous êtes-vous senti alors un peu cheap?

Moi: Non. Je persiste à penser que ce festival, s’il a le droit d’exister et de squatter mon quartier pour le bien collectif et repousser ainsi les pawnshops, pourrait mieux traiter ceux qui se saignent pour y vivre. La semaine dernière, j’ai téléphoné deux fois pour qu’on m’envoie la satanée passe de résidant, finalement reçue le premier jour du brouhahaha. Mon dépanneur fait des affaires d’or? Youppi! Et moi, qu’est-ce que j’en retire, à part des maux de tête? À la rigueur, si les organisateurs avaient l’élégance d’offrir à la population locale un billet de spectacle au choix, genre Jean-Marc Parent…

Psy: En effet, ce serait un beau geste.

Moi: Mais je me pose des questions. Je me demande si la clientèle de ce festival de n’importe quoi de rue et ce qui fait le charme discret et unique du Quartier latin font si bon ménage. Le salon de thé Camellia Sinensis, rue Emery, la Cinémathèque, la petite terrasse intérieure du café bohème Pèlerin Magellan, l’architecture extérieure magnifique de certains édifices historiques: les milliers de visiteurs ont-ils le temps ou l’envie de les découvrir? Ils veulent se poiler à tout prix, mais savent-ils qu’ici, juste derrière le kiosque d’information et son bonimenteur lassant, on peut, sur quelques mètres, zyeuter des effeuilleuses, feuilleter des ouvrages new-age, bouffer de l’excellent japonais pour ensuite prendre une tab… de brosse au Pub Saint-Ciboire?

Psy: Vous me donnez le goût d’y aller, dans votre cher quartier.

Moi: Attendez que le festival se termine.

Psy: Parlant de terminer…

Moi: Oui, je sais. L’heure est écoulée.

Psy: Et?

Moi: Et je me sens mieux. Ça m’a fait du bien d’en parler.

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