Ballades et lectures dans le 10e arrondissement… sur les traces d’Amélie Poulain
Sans l’usage de mon ordinateur depuis deux fins de semaine, j’en ai profité pour prendre quelques livres à la bibliothèque du 10e arrondissement. Or, tant qu’à lire à Paris, c’est évidemment une occasion de choisir des livres qui seront au diapason avec l’endroit où j’évolue dans le présent.
Si à priori, j’avais l’idée de me lancer dans la série de Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, un récit initiatique écrit au XXe siècle sur Paris à Paris, je suis vite revenu sur terre en constatant l’amplitude physique de l’œuvre ; assurément, lire cette série coûterait en temps mon voyage… (mauvais choix Carl !). Finalement, histoire d’être transcendé par de grands esprits parisiens, j’emprunterai donc comme livres de route :
- Bel Ami, de Maupassant : L’histoire de la réussite sociale d’un journaliste qui jongle avec calcul et diplomatie dans les coulisses du pouvoir et des cercles parisiens.
- Les Rêveries du promeneur solitaire, de Jean-Jacques Rousseau : Le philosophe s’engage ici dans une réflexion introspective sur son propre passé. Pour cela, il arpente les lieux qu’il affectionne à Paris.
- Le Spleen de Paris, de Charles Baudelaire : Les divagations poétiques de mon auteur fétiche des Fleurs du Mal, qui nous fait apprécier la ville comme les reflets de l’âme.
Me voilà donc bien chargé en livres de route pour occuper mes temps morts durant mon séjour. Et tant qu’à me prêter à l’exercice de la lecture, pourquoi ne pas joindre ici l’utile à l’agréable, en allant lire dans un endroit inspirant. Ainsi, après avoir arpenté le 10e arrondissement dans tous ses moindres recoins, je me suis finalement réconcilié avec mon quartier en concentrant mes sorties vers l’est de mon domicile, soit aux alentours du canal Saint-Martin ; j’y ai même trouvé un endroit fixe pour m’y arrêter quotidiennement. Exactement à l’endroit où le canal forme un coude, sur son côté est, dans l’allée bordant la rue Quai de Jemmapaes.
D’ailleurs, c’est ici, assis sur un banc, que je constate avec stupéfaction les propos d’un petit passage à la page 66 dans le merveilleux livre Sociologie de Paris :
Jusqu’à la courbe qui infléchit le canal vers l’est, les passerelles métalliques, les écluses, les ponts tournants, les bouts de squares, les réverbères, dessinent un paysage touffu aux perspectives surprenantes, qui se reflètent dans le changeant miroir d’eau. Autrefois, le long de quais encombrés, les entrepôts et les ateliers étaient nombreux. Ce paysage urbain exceptionnel attire une population nouvelle qui vient occuper les espaces libérés par des activités industrielles et portuaires qui ont décliné et disparu en même temps que le trafic des péniches. Les quais de Valmy et de Jemmapaes accueillent des cafés aux décors kitsch, au mobilier éclectique de brocanteur, dont les parkings à vélo pastichent Amsterdam. La clientèle est à l’avenant : jeune, intellectuelle et artiste. Attachée au vieux canal, cette population préserve les anciennes devantures ; cela contribue à sauver une « atmosphère », terme ici incontournable, car l’Hôtel du Nord du film de Marcel Carné est au N° 102.
Au-delà, le canal s’élargit, les immeubles prennent du recul, et de la hauteur : la rénovation a sévi. Des tours aux balcons porteurs de lunettes de soleil en guise de garde-corps ont été contestées dans les années 1970. Mais rien en regard d’un projet d’autoroute urbaine(huit voies de circulation) qui devait couvrir entièrement le canal Saint-Martin. Étrange époque où une délibération en ce sens, en date du 23-24 décembre 1963, a pu être adoptée à l’unanimité par le Conseil de Paris. Le projet fut abandonné en 1971. Aujourd’hui, les Parisiens et les touristes peuvent aux beaux jours venir flâner, pique-niquer, jouer de la musique. Le dimanche, les quais sont piétonniers : par leurs présences les promeneurs, cyclistes et rollers plébiscitent cette nouvelle politique de la ville qui contient l’invasion automobile.
Wow, mon instinct m’a attiré naturellement à cet endroit, et, m’informant sur la sociologie de Paris, je lis ce truc par hasard, assis en plein cœur du sujet! Stupéfiant! J’ai finalement retrouvé quelque part à Paris une correspondance avec l’esprit de mon Plateau montréalais d’origine : j’adopte l’endroit! Mes sens sont en éveil, et je suis surpris à quel point concordent les scènes humaines que j’observe et les propos du livre mentionné ci-haut. En effet : des enfants jouent sous les arbres, permettant à leurs parents d’échanger sur leurs situations. Un grand-père montre à son petit fils, totalement ravi, comment faire fonctionner un petit voilier télécommandé. À plusieurs endroits, nonchalamment installés aux abords du canal, des groupes de jeunes adultes pique-niquent avec vins et fromages. Une vielle dame vient s’asseoir à côté de moi pour humer l’air et regarder les courageux qui font leur jogging. Ici et là, des amis, bières à la main, dissertent civilement en toute latitude. Par ailleurs, je suis loin d’être l’unique solitaire des lieux à m’adonner à la lecture. Il y a aussi une multitude de jeunes couples, défilant main dans la main, et qui s’embrassent discrètement quand l’occasion arrive de trouver un banc.
Si loin… si proche.
C’est trop génial comme endroit, et je suis là, solitaire… toujours célibataire. Paradoxalement, c’est quand je suis au paroxysme de la paix intérieur, à l’opposé de ma vie sociale mouvementée, que j’éprouve un énorme sentiment de vide… assurément, il me manque quelque chose de fondamental. J’ai 31 ans, le temps file à la vitesse des eaux du canal Saint Martin vers la Seine, et je ne sais toujours pas ce que c’est vivre l’amour conjugué. Un rayon de soleil bienveillant se pointe et me réchauffe le visage en guise de réconfort, je ferme les yeux, me laisse bercer au bruit du son ambiant, j’écoute le vent, mon meilleur conseiller. Au centre de ma pensée, je suis partout et nulle part, le temps n’existe plus. Instinctivement, un souvenir émerge, je reviens à ce moment intense de bonheur, mon espace temps zéro. C’était au printemps de l’an 2000, elle (je ne mentionnerai plus son nom) avait dormi la veille chez moi, et nous étions partis le lendemain flâner au Carré Saint-Louis. Après nous avoir trouvé un espace pour nous étendre au soleil, je m’étais couché sur le dos, la tête appuyée sur son sein gauche ; et j’entendais son cœur battre… qui résonnait dans mon âme comme s’il était le mien. J’aurais pu me transformer en statue pour rester ainsi toute ma vie. Ces quelques minutes en effet m’ont rempli d’un grand bonheur.Toutefois, comprenant qu’à 17 ans, elle était au matin de sa vie, je devais la laisser prendre ses distances. Elle était si curieuse, si avide d’expériences, si seule elle aussi ; et je voulais fondamentalement son bien-être. Faute de pouvoir demeurer dans sa proximité immédiate, je lui ai garanti alors mon infaillible amitié, lui assurant que je serais toujours là pour elle en cas de besoin (sans le savoir, je mentais). Et si, je fus le premier à lui manifester autant d’amour, cette énergie se transmuta chez elle en élan de confiance, pour aller séduire l’inconnu… elle se relança, donc, vers l’horizon.
Quelquefois, je suis retourné, seul, me promener au Carré Saint-Louis ; lorgnant notre banc comme la promesse d’un éventuel retour. Toutefois, si pour moi l’endroit est sacré, pour elle, il est vulgaire: de sa propre confidence, elle me fera un jour sous-entendre que le Carré était son endroit de prédilection pour y amener des «prospects». Oh grand jamais, moi, je n’y aurais commis le sacrilège d’y amener une autre fille. Je me dis alors qu’elle a peut-être oublié ce moment, qu’elle a probablement porté sur son sein des dizaines d’hommes depuis… vraisemblablement, mon amour pour elle n’a pas été significatif dans sa vie.
Je me fais du mal à toujours penser à elle, c’est une question d’équilibre, je dois, à contrecœur, moi aussi l’oublier. J’ouvre ainsi les yeux ; le décor est toujours le même, mais les acteurs ont changé, car je ne suis plus entouré par les mêmes personnes. Comme une fleur épanouie dans un champ, je me veux disponible pour rencontrer ; mais puisque ce sont les hommes qui doivent aller vers les femmes, je sais que je ne rencontrerai personne… je n’ai pas le goût de me présenter, de déranger, voire de me faire rejeter. Je prendrai alors quelques photos, il faut croire que je suis habile… car personne ne me remarque, je suis comme transparent. Assurément, ce sera de bonnes photos. Mais, j’en arrive à me sentir comme un fantôme qui hante sa propre vie; c’est affreux comme je me sens seul. Vite, reprendre ma lecture pour m’oublier. Mais ce merveilleux petit livre, Sociologie de Paris, n’aura pas fini de me surprendre. Celui-ci m’accrochera encore dans un encadré (p.86) sur la mixité sociale mise en scène dans le film Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain :
Amélie Poulain vit à mi-pente de la Butte Montmartre, entre le boulevard de Clichy et le Sacré-Cœur. Grâce au succès du film réalisé par Jean-Pierre jeunet, le quartier de la place des Abbesses est devenu un mythe. D’autant plus qu’il rencontre, auprès d’un large public, la nostalgie d’un Paris, peut-être plus rêvé que réel, où les classes, les générations et les pays d’origine sont censés cohabiter dans le respect mutuel et le plaisir partagé de la différence.
Terrasse de cafés, ruelles tortueuses, escaliers de la Butte, petites maisons fleuries : l’impression d’une convivialité de village est forte. (…) L’attrait du film et celui de la rue se rejoignent ainsi dans un chassé-croisé liant mystère de l’autre et attrait de la diversité. Les jeunes branchés aux cheveux ras voisinent avec des ménagères usées par le travail, aux robes en tissu imprimé. La correspondance entre le film et le quartier existe encore, emblématique d’un Paris fait de brassage social et démographique. Mais cette atmosphère est menacée par les prix aujourd’hui atteints dans l’immobilier.
Réalité et fiction s’entremêlent. Amélie habitait au n°56 de la rue des Trois-Frères et faisait ses achats à l’épicerie Collignon. (…). Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain s’inscrit bien dans un fabuleux quartier. Certes tout n’y est pas poétique et merveilleux. Mais le scénario de Jean-Pierre Jeunet s’appuie sur une réelle diversité d’un coin de Paris plein de vitalité.
Après donc avoir terminé le livre, je reprends tranquillement conscience avec la réalité. Seul sur mon banc, je me sens étrangement comme le personnage principal du petit clip Akoacacere, une animation 2D rafraîchissante qui colle parfaitement à la musique d’Édith Piaf : À quoi ça sert l’amour ?
A quoi ça sert l’amour?
Toutefois, à la fin du clip, il y a, il me semble, un happy-end à la basilique du Sacré-Cœur à Montmartre. Et moi, je suis là aux abords du canal Saint Martin, exactement où Amélie joue aux galets dans son film. Trop de coïncidences, j’irai me louer ce film en soirée; et passerai donc la nuit, seul chez moi, avec Amélie… mon imaginaire âme sœur.
Et quel film revitalisant, à chaque fois agréable à redécouvrir. Une histoire poétique racontée avec un ton des plus originaux. Un romantique conte moderne fixé dans le Paris d’aujourd’hui. Et que dire de l’actrice Audrey Tautou, qui est tout naturellement devenue Amélie Poulain : avec son profond regard étincelant qui vous dévore, son mignon sourire généreux, sa malicieuse frimousse de gamine. Ah, rêveuse et délicieuse Amélie… Où es-tu ? Moi aussi je suis anonyme à Paris. Moi aussi j’essaye de rendre les gens heureux sans rien attendre en retour. Moi aussi Amélie j’évolue dans le décor de ton film. Et je me complais ainsi à fantasmer être le personnage d’une histoire fabuleuse qui échappe encore à mon entendement, un scénario que le destin me dévoilera progressivement à chacun de mes pas. « Allez Carl ! Laisse-toi aller, tu es à Paris ! Va pourchasser ton étoile ! »
De la sorte, après avoir visionné le film, le lendemain, je suis allé me mettre dans le sillage d’Amélie, traquant comme un fou les divers lieux par lesquelles ma muse imaginaire est passée. Dans cette excursion insensée, je n’ai évidemment pas retrouvé Amélie, mais j’ai découvert quelques roches plates sur mon chemin. Assurément, un jour ou l’autre, j’irai à mon tour les lancer dans les eaux du canal Saint-Martin.
J’y suis… allé
La vie n’est que l’interminable répétition d’une représentation qui n’aura jamais lieu.
– Hipolito dans «Le fabuleux destin d’Amélie Poulain»
Un soupçon de poésie, un brin d’humour et un flot de confidences tendrement romancées… touchant!
Wow,
merci pour ce super commentaire. Je te souhaiterai alors de belles vacances à Paris.
Dis le bonjour à Amélie de ma part 🙄
Bonjour Carl,
je suis de Laval, je pars pour Paris. C’est la troisième fois que j’y vais mais là ce sont des vacances. J’ai lu vos commentaires avec beaucoup d’intérêt, c’est même touchant parfois. Les photos sont magnifiques, j’ai beaucoup aimé le vidéo et la chanson.
Vous avez une belle âme je vous souhaite de trouver votre âme soeur.
Loulou