La biologie à la conquête de l’amour
« Julien se tourna vivement et frappé du regard si rempli de grâce de Mme de Rénal, il oublia une partie de sa timidité, il oublia tout même ce qu’il venait de faire ». Stendhal, ce spécialiste de la passion amoureuse1, avait bien compris que des phénomènes très particuliers peuvent se produire lors de la rencontre entre deux entités biologiques et psychiques. À l’image des flèches décochées par Cupidon, des stimuli sensoriels sont envoyés et perçus par chacun des protagonistes (voir encadré p. 21), traversent leur cerveau, ravivent des images et déclenchent ici et là une cascade de réactions hormonales et neuronales. Les biologistes tentent de nous en convaincre aujourd’hui : l’amour ne se résume pas à un acte mental. Derrière le comportement amoureux, les chercheurs traquent le fonctionnement de certains états biologiques comme l’émotion, le désir, le plaisir et l’attachement. Des processus qui, associés à la cognition et aux messages sensoriels, dessineraient les contours du sentiment amoureux.
« Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue… Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais plus parler ». Phèdre, autre grande passionnée de la littérature, a manifestement bien eu du mal à se maîtriser lors de sa rencontre avec Hippolyte. Sans aucun doute, elle manifeste une émotion, « réponse organisée faisant intervenir le cerveau et l’ensemble du corps face à des situations auxquelles l’organisme doit faire face rapidement », selon la définition2 de Marc Jeannerod, professeur à l’université Lyon 1. Grâce au système nerveux autonome, les émotions permettent aux animaux et aux hommes de survivre dans leur environnement : la peur permet de fuir un danger, la colère, de répondre à une agression ou de faire comprendre à la mère qu’un bébé a faim, la joie, de maintenir une relation affective ou sexuelle. Elles se traduisent par des réactions physiologiques stéréotypées et automatiques : augmentation du rythme cardiaque, du débit sanguin, transpiration, rougeur, tension musculaire et mimiques faciales… Elles conditionnent l’efficacité de l’adaptation de l’organisme aux événements extérieurs. En amour, Jean-Didier Vincent, neurobiologiste et directeur de l’Institut fédératif de neurobiologie Alfred Fessard du CNRS à Gif-sur-Yvette, note que « l’état affectif du sujet ou l’émoi précède l’acte ». Ce dernier se construit sur les émotions dites positives3 comme la joie ou le bien-être, qui préparent par exemple à accueillir chaleureusement l’être aimé. Semir Zeki, chercheur à l’Institut de neurosciences cognitives à l’University College de Londres, a remarqué d’ailleurs4 un excès de sudation quand une personne amoureuse voit une photo de son partenaire, ce qui reflète son émotion. Mais si l’émotion prépare à l’amour, on ne peut toutefois le réduire à une réaction inconsciente et stéréotypée. C’est pourquoi l’état affectif conscient, qu’évoque Jean-Didier Vincent, suit immédiatement la réponse émotionnelle. Si l’autonomie du système émotionnel fait en sorte que le cerveau opère et décide à l’insu du sujet, il existe des voies de retour qui assurent une régulation rétroactive. Elles analysent alors l’état corporel que l’émotion a déclenché, et le corps retrouve son état initial. Mais dans le contexte de la passion, certains psychologues considèrent que l’amour est vécu5 comme un état permanent des émotions, un envahissement de la pensée par un unique objet avec son lot de réactions physiologiques caractéristiques. « Mais attention, prévient alors Jean-Pol Tassin, neurobiologiste au Collège de France, un état émotionnel trop fort et permanent, peut empêcher l’action ou provoquer un comportement irrationnel, comme la panique. » C’est ainsi qu’un simple coup de sonnette à la porte ou un coup de fil peuvent entraîner des émotions si fortes, qu’on se trouve dans l’incapacité de répondre. Mais, c’est généralement le cœur battant que nous ouvrons la porte, tandis que notre cerveau tente d’analyser désespérément la situation afin d’accueillir la personne avec contenance. Là, s’élève un autre sentiment : le désir, l’attente de l’être aimé et l’anticipation de la satisfaction qu’il va nous donner. Mais attention à la déception, si ce n’est pas la bonne personne. « Ah ce n’est que toi ! »
Car « après l’affect, vient le désir », annonce Jean-Didier Vincent. Une émotion ne peut suffire, à elle seule, à déclencher et maintenir un état amoureux. Et la forme la plus élémentaire du désir, c’est l’autre et sa conquête. « Désirer, c’est se mobiliser à l’attention d’un objet », poursuit Jean-Didier Vincent, car il nous manque. Et c’est la condition sine qua non de l’existence de tous les êtres vivants. Une amibe, parasite unicellulaire de l’intestin de l’homme, se consacre tout entière à sa proie, l’entoure de ses plis avant de la digérer. C’est
prédéterminé. Mais, chez les vertébrés, le désir se libère accompagné en plus du plaisir et de la souffrance qui vont de pair. « C’est ce qu’on appelle le circuit de la récompense, explique Emiliana Borrelli, directrice de recherche Inserm à l’Institut de génétique et biologie moléculaire et cellulaire de Strasbourg6. Le désir est associé à la récompense, qui se traduit souvent par un empressement à obtenir un objet ». « Je t’aime, je te veux », dit-on souvent dans le langage amoureux. La récompense est donc un événement important en biologie. Elle possède généralement une nuance affective positive, comme le plaisir, et se trouve être un stimulus naturel efficace, capable d’induire des réponses d’approche ou de consommation : rapport sexuel, prise alimentaire, prise de drogue. Et en cas de manque, la souffrance liée à la frustration, fait alors son apparition.
Aujourd’hui, des travaux récents suggèrent que la recherche du plaisir et de la satisfaction est essentielle chez tous les vertébrés pour leur survie. On peut d’ailleurs considérer que le plaisir sexuel et sa sublimation amoureuse chez l’homme ont été en partie sélectionnés par l’évolution pour garantir le maintien des espèces. Pour Philippe Vernier, chercheur CNRS spécialiste de neuroembryologie à Gif-sur-Yvette, « chaque vertébré, dans la perception du monde qui lui est propre, va inlassablement rechercher les éléments valorisants et plaisants pour lui. Chanter pour un oiseau, faire la cour pour un poisson ou pour l’homme, en sont des exemples. Je pense que comme les hommes, les animaux ressentent émotions et désir sous la dépendance des mêmes systèmes dopaminergiques. Simplement, nous ne sommes pas aujourd’hui capables d’analyser dans le comportement d’un poisson ce qui peut relever du désir. » Dans le cerveau, un des moteurs du désir est la dopamine, à la fois hormone et neurotransmetteur7 que le cerveau sécrète pour anticiper le plaisir de boire, de manger, de se reproduire… Le chercheur explique qu’une grande quantité de ce neurotransmetteur est produite dans la partie moyenne du cerveau, le mésencéphale (voir schéma p. 20). « Ces neurones se projettent dans le striatum ventral, l’amygdale et dans les régions pré-frontales du cortex où les représentations du monde extérieur sont associées au contexte émotionnel, et régissent nos comportements conscients », précise-t-il. C’est ainsi ce qu’a décrit, pour la première fois, Wolfram Schultz, chercheur suisse, lorsqu’à la suite d’un apprentissage, les neurones dopaminergiques se sont activés à l’occasion du signal annonçant la récompense, et non pas lors de son obtention. Bien plus, le neurotransmetteur est activé systématiquement lorsqu’on présente une chose nouvelle à un animal, surtout si elle est agréable, mais également si elle ne l’est pas. L’anticipation du plaisir, rôle central de la dopamine, est ainsi un facteur essentiel de l’apprentissage des comportements. Et la sensation du plaisir en lui-même est également transmise par la dopamine, mais en provenance cette fois de l’hypothalamus latéral (voir schéma p. 20). D’autres expériences ont également montré qu’un rat pouvait « s’administrer du plaisir », en activant une électrode connectée à son cerveau, à l’endroit précis où transitent les neurones dopaminergiques, et cela sans jamais se lasser. Un phénomène qui se manifeste dans certaines conduites de « dépendances ». Notamment chez les toxicomanes, chez qui la souffrance devient une condition du plaisir, ou chez ceux qui sont toujours en quête de sensations fortes et nouvelles (sportifs de l’extrême, joueurs, sadomasochistes…). Luc Mallet, psychiatre et chercheur au Laboratoire « Vulnérabilité, adaptation et psychopathologie » à Paris, évoque8 ici de troublantes similitudes entre des personnes atteintes de troubles obsessionnels compulsifs (TOC) et d’autres qui sont esclaves de leur amour ou de leur désir. Des variations analogues du taux de sérotonine dans le sang ont été notamment constatées par des biologistes italiens9 chez des sujets très amoureux et d’autres souffrant de TOC. « Quand on sait que la sérotonine est une hormone de l’humeur qui régule des fonctions biologiques comme le sommeil, l’appétit ou la sexualité, et qu’elle agit en plus sur le comportement des individus vis-à-vis de leurs proches, on peut se demander si un dysfonctionnement du système sérotoninergique ne pourrait pas modifier la perception de l’être aimé et conduire à l’obsession ? » s’interroge-t-il.
Si la recherche du plaisir dans les fonctions vitales s’avère être un point commun chez tous les vertébrés, l’attachement entre deux personnes, trait caractéristique du sentiment amoureux, paraît plus spécifiquement lié à l’espèce humaine10. À ce sujet, Jean-Didier Vincent révèle l’existence de deux hormones stockées dans l’hypophyse, la vasopressine et l’ocytocine, qui en dehors de leurs fonctions hormonales seraient également deux neuromodulateurs. Projetées dans le cerveau, elles auraient un rôle dans le processus de l’attachement. Les chercheurs ont remarqué en effet que chez les rares espèces animales qui
s’attachent et sont monogames, l’ocytocine est envoyée dans le cerveau lors du premier accouplement. « Chez l’homme, le processus est le même et chez deux individus qui font l’amour, l’ocytocine est libérée dans leur hypothalamus où elle forme avec la dopamine le duo neurochimique du plaisir », note le chercheur. Alors l’ocytocine, hormone de l’attachement et donc de l’amour ? Pas si sûr… Chez les animaux, l’attachement dès la naissance à la mère a été bien étudié, et l’on sait que les premières expériences stimulo-sensorielles, olfactives chez les rongeurs, visuelles et auditives pour les oiseaux, s’impriment dans le cerveau de façon durable. Mais qu’est-ce qui fait l’exclusivité et la solidité de cette empreinte ? Est-ce la douceur de la mère qui active les systèmes désirants et qui fait d’elle un plaisir inoubliable ? Est-ce le rôle des hormones (encore l’ocytocine…) présentes chez les mammifères au niveau des mamelles et dans le système olfactif qui stabilisent le lien entre la mère et sa progéniture ?
Chez l’homme, on pense qu’une combinaison des signaux sensoriels avec des mécanismes hormonaux intracérébraux suffirait à la reconnaissance et à créer un lien indéfectible. C’est la chimie du lien natal, la première histoire d’amour. Mais qu’en est-il pour l’amour entre adultes, ce lien entre deux êtres sans aucune parenté ? Pour Jean-Pol Tassin, il ne faut voir dans nos histoires d’amour qu’un prolongement du lien maternel. « Dès la naissance, un rapport à la mère basé sur la recherche de plaisirs sensoriels se crée, explique-t-il. Avec ce premier rapport hédoniste, l’enfant au cours de son développement se bâtit ce que l’on peut appeler un “bassin attracteur” : il intègre petit à petit ses satisfactions premières et va passer sa vie à rechercher chez les autres des stimuli analogues. » Jean-Pol Tassin prend quelque peu le contre-pied des partisans du tout hormonal. Pour lui, l’amour apparaît à la naissance, se maintient pendant l’enfance et explose à l’adolescence avec l’afflux d’hormones. Mais contrairement à l’animal, chez l’homme, la sexualité est liée à l’attachement pour des raisons essentiellement psychologiques. Cette distinction nette que Jean-Pol Tassin fait entre l’homme et les animaux vient de ce qu’il appelle la « révolution humaine » : à partir de 18 mois, l’homme est capable de créer des liens de perception entre deux événements qui ont lieu non pas de façon simultanée mais de façon différée. Les acteurs de cette révolution : un cortex préfrontal important et ouvert sur le reste du cerveau, et un trio de neuromodulateurs – dopamine, noradrénaline, sérotonine – pour animer le tout (voir schéma p. 20). Les éléments émotionnels qui nous assaillent se répercutent sur eux. Ils activent alors la mémoire de travail du cortex préfrontal qui permet de raisonner, de décider, de compter, de parler, d’aimer… Cette dernière va ainsi orchestrer des réponses comportementales en principe adaptées, parfois même raisonnées en fonction de ce qui vient d’être perçu et dans l’objectif d’obtenir toujours satisfaction. C’est donc sur ce processus cérébral que se bâtit l’attachement à l’autre. Une quête amoureuse commence par la transposition du lien initial et des premiers éléments de satisfaction sur la personne convoitée. De fait, la recherche ou le rejet11 du lien maternel seront toujours présents d’une façon ou d’une autre, dans cette quête. L’objet d’amour viendra s’aimanter ou non sur les référents du « bassin attracteur » que son prétendant lui apporte. Victoire du psychisme sur le biologique ? Dans le comportement amoureux, l’activité psychique particulière à l’homme, semble toujours se superposer sur l’attirail neurophysiologique, pour perturber le bon agencement des réponses corporelles aux injonctions biologiques. C’est en tout cas ce qui fait la réussite ou l’échec, la plénitude ou le chaos, et bien évidemment toute la spécificité de chaque histoire d’amour.
Fabrice Impériali