La clôture, le combat et l’oubli : Retour sur Québec 2001

Vingt-quatre ans après le Sommet des Amériques, je remonte le fil de mes souvenirs : l’éruption du Black Bloc, la chute du « mur de la honte », la transe collective de l’îlot Fleurie… et l’oubli qui menace aujourd’hui la mémoire de ce combat. Entre archives perdues, camarades devenus fantômes et récupération politique, je raconte comment une clôture est devenue le symbole d’un monde à repousser, et pourquoi la flamme de 2001 ne doit pas s’éteindre.
Dans ce récit personnel, entre mémoire vive et réflexion politique, je revis les jours brûlants d’avril 2001 à Québec. Du fracas des barricades à la transe collective de l’îlot Fleurie, j’explore ce moment de bascule où l’histoire, la rue et le rêve d’un autre monde se sont croisés. Une plongée intime au cœur d’un soulèvement oublié… et peut-être plus actuel que jamais.
L’élection partielle dans Arthabaska est déclenchée ; les électeurs seront appelés aux urnes le 11 août. Ce scrutin est particulièrement stratégique pour Éric Duhaime, chef du Parti conservateur du Québec, qui y voit l’occasion, tant attendue, de faire enfin son entrée à l’Assemblée nationale. Habitant Laval, il tente aujourd’hui sa chance dans une circonscription de région.

Une élection partielle entre le chef du PCQ et le candidat vedette du PQ
Dès l’annonce du déclenchement en pleine période estivale, Duhaime a dénoncé le gouvernement Legault, l’accusant de « cynisme » et de vouloir « diminuer la portée de l’élection partielle ». Mais le véritable cynisme se loge peut-être ailleurs. Car au lieu de débattre du fond ou de proposer des solutions sociales, Duhaime a choisi de raviver une vieille affaire remontant à 2001 pour salir son principal adversaire, Alex Boissonneault, un candidat local du Parti québécois. Plutôt que de confronter des idées, il recycle des peurs.
À l’époque, Boissonneault avait 22 ans. Il militait au sein de Germinal, un collectif altermondialiste créé pour s’opposer au Sommet des Amériques à Québec, où des dirigeants économiques internationaux négociaient, à huis clos, un traité de libre-échange continental. Barricadé derrière des kilomètres de clôtures et protégé par un déploiement policier massif, ce sommet symbolisait la dérive antidémocratique d’une mondialisation néolibérale imposée d’en haut.
Le groupe Germinal, infiltré pendant des mois par deux agents doubles de la GRC, préparait une action strictement symbolique : percer pacifiquement une brèche dans le « mur de la honte », cette clôture destinée à tenir le peuple québécois à distance. Rien de réellement violent, rien de concrètement dangereux. Pourtant, quelques jours avant l’ouverture du sommet, plusieurs membres furent arrêtés de manière spectaculaire, Boissonneault compris. L’opération, montée dans un climat de peur, servit à justifier le verrouillage complet de la Haute-Ville.
Ce passé, largement oublié, a été ramené à l’avant-plan par Éric Duhaime lui-même, fidèle à sa stratégie de diversion, manifestement en panique face à l’arrivée surprise de ce candidat vedette. Plutôt que de parler d’enjeux locaux, Duhaime mise sur l’émotion et les procès d’intention. Il tente de faire passer Boissonneault pour un militant d’extrême gauche, voire carrément un criminel. Or, il s’agissait simplement d’un jeune citoyen engagé, indigné de voir des décisions majeures se prendre dans l’ombre, à l’abri du regard démocratique.
Même à l’époque, plusieurs magistrats avaient remis en question l’ampleur démesurée du dispositif policier déployé à Québec. Et aujourd’hui encore, les accusations portées contre les manifestants, telles que la possession de bombes fumigènes ou le complot pour méfait, apparaissent ridicules au regard des véritables enjeux. Le collectif ne s’en prenait à personne en particulier. Il visait un symbole. Car les seules armes réellement dangereuses étaient les idées néolibérales imposées d’en haut, et les véritables menaces venaient d’un système barricadé, incapable de se remettre en question, qui imposait ses règles sans débat.
Ce système, au nom d’une mondialisation prétendument inévitable, n’hésitait pas à instrumentaliser les forces policières pour écraser la dissidence populaire.
Et aujourd’hui maintenant, Duhaime s’agite, gesticule, accumule les hyperboles. Mais derrière tout ce vacarme, rien de concret. Rien d’autre qu’un libertarien de Laval tentant de se faire élire à Victoriaville sur le dos d’un militantisme vieux d’un quart de siècle.
Et puisqu’il est question de ce passé militant… j’y étais moi aussi, à Québec en 2001. Comme Alex Boissonneault projetait de le faire, j’y suis allé manifester, convaincu qu’il fallait s’opposer à ce sommet opaque et verrouillé. La seule différence entre lui et moi… c’est que je ne me suis pas fait arrêter. D’ailleurs, mon activisme, loin d’être un frein, ne m’a jamais empêché d’être élu conseiller municipal, puis de poursuivre mon engagement dans d’autres sphères, y compris aujourd’hui comme nouvel enseignant. Alors franchement, voir Duhaime et ses relais médiatiques de droite s’efforcer de transformer ce militantisme passé en actuelle menace terroriste relève du grotesque.
Je ne connais pas personnellement Alex Boissonneault, mais je voterais pour lui sans hésiter si j’étais dans Arthabaska. Certes, je suis un peu déçu d’avoir appris son nouveau positionnement politique au centre droit, ainsi que de la manière dont il a exprimé publiquement des regrets en qualifiant son engagement militant d’erreur de jeunesse. Cela dit, le Parti québécois reste une coalition nationaliste dont la vocation est de rassembler un large spectre politique, allant de la gauche progressiste jusqu’à la droite conservatrice. Pour ma part, je suis tout à fait disposé à collaborer avec des gens de tous les horizons démocratiques, dans la mesure qu’on puisse avancer vers l’indépendance du Québec et qu’en attendant, mon courant social-démocrate puisse continuer d’y faire entendre sa voix avec clarté et conviction.
Mais revenons à ce printemps 2001, histoire de raviver ces souvenirs et de mesurer le chemin parcouru. Car ce sommet n’était pas un simple épisode de contestation. C’était un moment de rupture, un éveil collectif, une solidarité retrouvée. Voici ce que j’en garde.
2001 : l’année de tous les embrasements
L’année 2001 fut, sans contredit, l’une des plus intenses de ma vie politique. J’étais jeune, fougueux, habité par cette conviction que le Québec pouvait, et devait, redevenir un projet collectif ambitieux. À cette époque, tout semblait encore possible. Les idées circulaient vite, les alliances se nouaient dans les cafés, les salons… et jusque dans le salon de mon père.
C’est justement là que j’ai rencontré Paul Cliche, à la veille de l’élection partielle dans Mercier (sur le Plateau-Mont-Royal). Candidat indépendant associé au Rassemblement pour une alternative progressiste (RAP), Cliche rêvait de rassembler les différentes factions de la gauche québécoise dans un même front politique. Et très vite, l’idée a germé entre nous : poser un geste symbolique fort, provoquer un électrochoc au sein du Parti québécois, alors enlisé dans un virage néolibéral sous la gouverne de Lucien Bouchard. J’en avais assez de voir mon parti trahir les idéaux progressistes qui m’avaient inspiré.
C’est ainsi que, le 4 mars, je me suis présenté à l’investiture du PQ dans Mercier. Pas pour l’emporter, mais pour déranger, provoquer, secouer la cage. Vêtu tout de noir, en signe de deuil pour mon parti, je suis monté sur scène avec le cœur en feu et la gorge serrée, déterminé à faire entendre une voix alternative. Mon discours, tranchant et sans concession, a remué l’assemblée. Et parmi ceux qui ont levé la main pour m’appuyer, il y avait nul autre que Pierre Falardeau. Il me l’a dit lui-même, après coup : il avait voté pour moi. Ce geste, aussi simple qu’inoubliable, reste à ce jour l’un des honneurs les plus chargés de sens que j’aie reçus dans ma vie.
Je suis sorti de la salle avec mes sympathisants, sans me rallier, mais déterminé à ouvrir un chemin vers l’extérieur, vers un mouvement plus large.
Dans la salle, Amir Khadir était présent. Quelques instants après mon intervention, il est venu me voir : « On a besoin de toi », m’a-t-il dit. C’est lui qui m’a mis en contact avec d’autres jeunes révolutionnaires, dont Patrice Masse, alors coordonnateur de l’aile jeunesse du RAP. C’est à partir de là que j’ai officiellement rejoint le mouvement altermondialiste. Et tout s’est mis à s’accélérer.
On rêvait d’unir la gauche québécoise, de dépasser les chapelles, de bâtir un projet à la fois indépendantiste, écologiste et profondément enraciné dans la justice sociale. Et tout cet élan allait bientôt converger vers un moment-charnière de notre histoire commune : le Sommet des Amériques à Québec.
Québec sous haute tension
Le Sommet des Amériques de 2001 n’était pas seulement un moment fort de contestation. C’était un appel à repenser le monde. Une tentative collective de rompre avec l’ordre établi, de faire entendre une autre voix que celle des puissants. Pour nous, jeunes militants de cette époque, ce sommet représentait un point de bascule. Je m’en souviens comme si c’était hier.
Nous étions le vendredi 20 avril 2001. On roulait vers Québec, tassés dans la modeste voiture de Patrice Masse, une auto bien remplie qui vibrait ce jour-là au rythme de notre fébrilité. À mes côtés : Olivier Huard, futur activiste des luttes écologistes au Québec, et un certain David dont je me rappelle le regard vif aussi habité que le nôtre. L’ambiance oscillait entre tension et exaltation. On écoutait de la musique engagée, des chansons révolutionnaires, parfois criardes, souvent galvanisantes. Nos discussions allaient dans tous les sens : stratégies d’action, éthique de la confrontation, rêves de renversement. On se sentait jeunes, utiles, un peu fous, et plus vivants que jamais.
J’étais monté à Québec avec une énorme caméra VHS que j’avais empruntée au service audiovisuel de l’UQAM. C’était un vrai mastodonte, un engin qu’on portait à l’épaule, mais j’y tenais : je voulais documenter ce sommet, filmer les scènes fortes, en faire une sorte de reportage maison pour garder une trace. Dans mon sac, j’avais aussi glissé un vieux masque à gaz de surplus militaire, acheté la veille, un peu à la blague, un peu par prudence (Je ne savais pas encore à quel point ce masque allait m’être utile). Et pour compléter l’équipement, j’avais aussi apporté mes rollers. En tant qu’ancien moniteur au Taz, je maîtrisais parfaitement cet outil de locomotion. Mon idée était simple : pouvoir couvrir rapidement de larges secteurs, capter différentes scènes de la manifestation, et documenter en temps réel les déplacements de foule. Dans ma tête, j’étais à la fois militant, témoin et reporter mobile, prêt à glisser là où l’histoire s’écrivait.
En arrivant à Québec, le décor nous a aussitôt happés. La ville ressemblait à une zone de guerre. Des kilomètres de grillage gris métallisé, rapidement surnommé le « mur de la honte », encerclaient le périmètre officiel du sommet. Derrière ces clôtures : les chefs d’État, les négociateurs, les experts en costume. Ils discutaient à huis clos de l’Accord de libre-échange des Amériques (ALÉA), une vaste entente qui menaçait de marchandiser encore davantage les sociétés. Mais dehors, la ville nous appartenait. Une agora vivante et colorée, où des milliers de citoyens avaient convergé pour exprimer leur refus d’un avenir décidé sans eux.

La journaliste Katia Gagnon m’avait interviewé à l’époque afin de mieux comprendre notre opposition à l’ordre néolibéral et les revendications portées par le mouvement altermondialiste.
Notre point de rendez-vous était le campus de l’Université Laval. Déjà, une fébrilité palpable flottait dans l’air, comme un grondement sourd annonçant l’orage. Ce n’était encore que les préparatifs, l’échauffement avant la grande “bataille du samedi”. L’atmosphère évoquait un immense rassemblement festif : une sorte de party militant à ciel ouvert, un bouillon social en ébullition où convergeaient des contingents progressistes venus des quatre coins du Québec, et même d’au-delà. On débattait à voix haute, on riait, on échangeait des tracts comme on distribue des poignées de main. C’était une ruche d’idées, de convictions et de complicités naissantes. Une foule à la fois sérieuse et joyeusement désorganisée, vibrante d’espoir et d’impatience.
Puis, en fin de journée, nous nous sommes avancés en grappe vers le fameux mur de la honte, pour le voir de nos propres yeux. Histoire de jauger la scène, mais aussi de se défouler un peu. Des kilomètres de grilles métalliques surmontées de barbelés encadraient le sommet. À chaque accès du périmètre : policiers en armure, véhicules blindés, canons à eau sur le qui‑vive. L’endroit dégageait l’impression d’un décor tiré d’un film dystopique. On avait peine à croire que l’on se trouvait encore au Québec. Pour nous, jeunes militants idéalistes, la vérité était cinglante : la démocratie que nous pensions acquise s’était drapée de noir. Et si on nous autorisait à marcher, c’était seulement à condition de rester loin, bien loin des lieux de pouvoir.
Déjà, des centaines de manifestants étaient sur place, criant leur colère contre cette clôture d’acier qui incarnait tout ce qu’on rejetait : l’exclusion, l’opacité, le mépris du peuple. En face de nous, les policiers, impassibles et muets, en armure complète, formaient une ligne compacte. Le contraste était frappant : d’un côté, la vitalité, la créativité, la colère collective ; de l’autre, la froideur de l’ordre institutionnelle, rigide et menaçante.
Mais ce soir-là, malgré les cris, les chants et la colère, aucune étincelle n’avait encore mis le feu aux poudres. Tout le monde retenait son souffle, comme si la ville, figée dans une tension électrique, attendait le moment de basculer. Les manifestants se jaugeaient, les policiers restaient stoïques, et chacun semblait mesurer la portée de ce qui allait suivre. L’ambiance était tendue, mais étrangement contenue, comme si une énergie immense bouillonnait sous la surface, prête à éclater au matin.

La veille du chaos. Nous posions en jouant les révolutionnaires, sans imaginer que nos masques à gaz deviendraient essentiels dès le lendemain pour résister aux gaz lacrymogènes près du mur de la honte. Un instant presque théâtral, figé dans l’insouciance avant la tempête
Tandis que mes camarades du RAP s’installaient pour la nuit dans le grand gymnase de l’Université Laval, transformé pour l’occasion en dortoir géant, j’eus droit à un privilège rare : un vrai lit, dans une vraie maison. Mélodie, ma copine de l’époque, m’attendait chez son père, dans le quartier Saint-Jean-Baptiste, si ma mémoire ne me trahit pas. Elle n’était pas militante à proprement parler, mais elle m’avait suivi dans cette aventure, par amour sans doute, ou peut-être par curiosité.
Tout sauf calme, Mélodie irradiait une énergie sociale difficile à contenir. Vive, volubile, intensément tournée vers les autres, elle possédait un charisme instinctif, souvent imprévisible. Une force de la nature qui attirait et déroutait à la fois.
Il faut dire que moi non plus, je n’étais pas en mode détente. À cette époque, j’étais radical, entier, incapable du moindre compromis. Habité par une colère politique que je portais comme un feu sacré, je vivais chaque instant comme une urgence. Ensemble, nous formions un duo fougueux, toujours sur le fil, brûlant la chandelle par les deux bouts… comme si chaque nuit pouvait être la dernière avant que tout n’explose.
Mélodie fut ma première véritable blonde : une relation intense, marquée par l’exploration, les fêtes, les excès, et cette ivresse propre aux débuts où l’on découvre le monde à deux. Sa mère était entrepreneure, son père, un bon vivant de Québec, chaleureux et accueillant. Mélodie ne parlait pas vraiment de politique, mais elle portait en elle une sensibilité culturelle qui, à son insu, penchait déjà vers la droite. Ce n’était pas réfléchi, encore moins revendiqué, mais on le devinait à certains de ses réflexes, à une forme de confiance instinctive dans l’ordre établi.
Paradoxalement, elle avait aussi un tempérament farouchement rebelle, sans trop savoir contre quoi se rebeller. Ce tiraillement faisait partie de son charme. Plus tard, elle allait se reconnaître dans la montée de l’ADQ, qu’elle percevait comme une « troisième voie » face aux deux pôles traditionnels qui structuraient encore les débats québécois, à peine six ans après le référendum de 1995 sur l’indépendance du Québec. Pour elle, l’ADQ, c’était aussi le parti de « la jeunesse », du renouveau, de l’élan vers autre chose.

Mélodie et moi avions déjà l’habitude de célébrer notre fête nationale sur les Plaines d’Abrahams à Québec
Et cette nuit-là, dans la chaleur d’un lit prêté par son père, j’ai trouvé, enfin, un peu de répit… juste avant la tempête.
Les remparts de Québec
Le samedi matin 21 avril, alors que la ville s’éveillait sous haute tension, nous nous sommes retrouvés entre camarades de l’aile jeunesse du RAP autour d’un déjeuner dans un petit resto populaire du centre-ville. C’était un moment simple, presque banal, mais il portait en lui la douceur d’un dernier souffle de normalité. Comme si le quotidien, dans sa plus humble expression, s’apprêtait à être submergé par la déferlante des événements à venir. À ma table se trouvait Gabriel Béland, jeune intellectuel au regard affûté, que l’on retrouverait plus tard dans les pages de La Presse comme journaliste. Nous partagions tous ce mélange d’anxiété, de lucidité politique et de solidarité tendue, conscients qu’une page d’histoire allait se tourner sous nos pas, et que nous en serions les témoins autant que les acteurs.

David, Mélodie, moi et Gabriel déjeunant avant la manifestation
Rapidement, la conversation a convergé vers l’arrestation de Jaggi Singh survenue la veille. Il avait été happé par des agents en civil alors qu’il participait à une action symbolique, calme et éloignée des zones de confrontation. D’autres récits circulaient déjà, comme celui de Joan Russow, cheffe du Parti vert du Canada, arrêtée sans ménagement pour avoir simplement tenté de photographier la prison d’Orsainville, là où plusieurs de nos camarades étaient peut-être détenus sans justification claire. Les arrestations sans mandat, les opérations dites « préventives » et les infiltrations de cellules militantes comme Germinal contribuaient à installer un climat de répression feutrée, mais bien réel. Pourtant, ce matin-là, chaque gorgée de café semblait raviver notre rage tranquille. Il n’était plus question d’hésiter. La peur, déjà, s’était transformée en lucidité. Et la lucidité, en courage.
Nous avons ensuite rejoint le cortège officiel de la Marche des peuples des Amériques, qui prenait son départ à la Gare du Palais pour remonter le boulevard Charest Est, en basse-ville, tout près de la Haute-Ville bouclée par les forces de l’ordre. L’ambiance évoquait un carnaval militant : fanfares improvisées, marionnettes géantes, tambours effervescents, slogans acérés, chants de lutte et d’espoir. Plus de 50 000 personnes avaient investi les rues de Québec. Le RAP n’était qu’un petit groupe parmi tant d’autres, disséminé dans cette mer de banderoles et de causes portées à bout de bras. Il y avait des syndicats, des féministes, des écologistes, des étudiants, des groupes communautaires, des ONG venues des quatre coins du continent, des artistes, des poètes… toute une mosaïque d’êtres engagés, rassemblés dans un même refus, mais porteurs d’idéaux parfois très différents. Je déambulais parmi eux, caméra en main, avide de saisir les chants, les regards, les élans collectifs, les alliances de fortune, les tensions aussi. On avait la nette impression que quelque chose d’important se jouait là, sous nos yeux.
Aux côtés de Greenpeace, du NPD, du Parti québécois, d’Appel transnational, de l’Alliance sociale continentale et d’un foisonnement de collectifs locaux, nous avancions ensemble. Ce n’était plus une simple marche. C’était une prise de parole incarnée.
La mobilisation était organisée selon un système de zones inspiré des manifestations de Montréal en 2000 : verte, jaune, rouge. Nous évoluions dans la zone verte, la plus pacifique, longeant les vitrines de la basse-ville. Mais cette atmosphère bon enfant n’était qu’une pellicule fragile posée sur une tension croissante. Tous savaient que certains finiraient par quitter le tracé officiel pour aller défier le fameux mur de la honte qui incarnait le mépris des élites pour la population. Même si les consignes étaient claires, nombreux étaient ceux dont la rage de la veille brûlait encore. Le vrai pouvoir se trouvait là-haut, bien protégé derrière les blindés. Et nous, nous étions maintenus en périphérie.
Puis, l’intersection s’est dressée devant nous comme une invitation muette. La rue Dorchester montait en pente raide vers la barricade principale. Elle ouvrait une brèche, une faille dans le scénario. Nous étions alors juste en avant d’une bannière de tête d’un grand syndicat anglophone, discipliné, organisé, suivi d’un imposant contingent.
Dans un geste improvisé mais résolu, j’ai demandé à Mélodie (bien plus bilingue que moi à l’époque) d’aller parler aux responsables syndicaux pour leur indiquer que la manifestation se poursuivait par là, tout bonnement vers le haut de la ville. Elle s’est élancée sans hésiter, et quelques phrases bien tournées ont suffi. Mélodie fut manifestement convaincante. En moins d’une minute, le groupe syndical a bifurqué du tracé officiel, entraînant derrière lui tout son contingent, et, dans son sillage… l’ensemble des milliers de manifestants qui suivaient en arrière.
Dans la fluidité du mouvement et l’anonymat le plus complet, nous venions, Mélodie et moi, de faire dévier l’itinéraire de l’une des plus grandes manifestations de l’histoire récente du Québec. Ce n’était plus le parcours officiel. C’était une échappée. Une déviation spontanée. Un acte politique. Et, quelque part, l’un de mes petits faits d’armes à vie, certes invisible, mais bien tangible.
À mesure que la foule s’engageait dans la montée, le rythme s’accélérait. Des cris de joie fusaient, des slogans retentissaient plus fort, les tambours battaient à tout rompre. Mais plus on approchait de la barricade, plus l’ambiance virait à la confusion. Les gens se pressaient, certains hésitaient, d’autres scandaient encore avec entrain, inconscients du piège qui se refermait. La tension claquait maintenant comme une toile trop tendue. Un souffle de silence a parcouru la foule… ce minuscule battement après les premières déflagrations. Nous étions au bord du point de rupture.
Le baptême du feu
On dit parfois que ce sont les brèches qui laissent entrer la lumière. Mais ce jour-là, c’est plutôt la fumée qui s’est engouffrée partout.
À peine arrivés en haut de Dorchester, devant la fameuse barricade, les forces de l’ordre ont riposté sans sommation. Une salve de bombes lacrymogènes nous a frappés de plein fouet. Cette fois, le gaz ne flottait pas mollement dans l’air comme la veille : il fonçait sur nous, projeté par d’étranges souffleuses à neige reconverties pour pulvériser les irritants chimiques à hauteur d’homme. C’était surréaliste.
La panique a été immédiate. Les yeux brûlaient, la gorge se fermait, les poumons hurlaient. Je découvrais moi-même, comme tant d’autres autour, les effets réels du gaz lacrymogène. La veille encore, le vent soufflait les fumées vers les policiers. J’avais même laissé mon masque à gaz chez le père de Mélodie, pensant naïvement qu’il ne servirait pas. Cette fois, nous étions pris en étau, coincés entre la clôture et la masse compacte de la foule. Impossible d’avancer. Impossible de reculer. La fête devenait affrontement. La rue basculait.
Le réel se brouillait. C’était une détonation sensorielle, une onde de choc invisible. La gorge en feu, les yeux noyés, le souffle coupé… on suffoquait avant même de comprendre ce qui nous frappait. Les slogans se sont éteints. Les tambours se sont tus. Et les convictions, elles aussi, semblaient se dissoudre dans l’âcre brûlure de l’air.
Tout autour, c’était la débandade. Une marée humaine désorganisée fuyait en tous sens. Certains couraient à l’aveugle, d’autres s’effondraient. On se piétinait, on se cognait aux murs. Les cris, les pleurs, les halètements composaient une cacophonie de détresse. Ce chaos me glaçait bien plus que le gaz lui-même.
Et dans ce tumulte, nous avons été emportés. Engloutis dans le flot, ballotés comme deux particules d’un même courant, nous luttions pour rester debout, pour ne pas nous perdre. Je serrais la main de Mélodie avec force, et elle la mienne, comme si nous ne formions plus qu’un seul être, déterminé à traverser l’épreuve sans se disloquer. Puis, au détour d’une ruelle, dans une brèche du chaos, nous avons trouvé un repli d’asphalte, un abri précaire mais salutaire. Nous nous sommes ainsi recroquevillés l’un contre l’autre, en boule sur le sol brûlant, le visage enfoui dans nos bandanas détrempés.
Les paupières en feu, la gorge nouée, nous mâchions frénétiquement des quartiers de citron qu’un camarade mystérieux nous avait glissés dans les mains quelques instants plus tôt. Il n’avait dit qu’une chose, d’un ton calme et pressé : « Mordez là-dedans quand vous serez dans les gaz. » C’était dérisoire, presque absurde, mais ça nous donnait un mince sentiment de contrôle.
Mélodie criait. Un cri lancinant et primaire, jailli du plus profond d’elle-même. Il n’obéissait à aucune raison, aucun mot. Il condensait la panique, la surprise, la peur… et surtout cette incompréhension viscérale qu’aucun mot ne pouvait encore nommer.
Et moi, je devais rester lucide. Retenir mon souffle. M’obliger à penser pour ne pas céder. Chaque seconde durait une éternité. J’avais compris que nous ne pouvions plus fuir. Que le plus sage, dans ce chaos, était simplement d’endurer. Attendre que la tempête humaine se disperse. Survivre, à tâtons.
Autour de nous, le sol était jonché de lunettes brisées, de banderoles piétinées, de sacs abandonnés. Tout témoignait d’une fuite précipitée. Et nous, deux silhouettes immobiles au milieu de la débâcle, nous résistions à notre manière. Fragile et héroïques, enfermés dans cette posture de survie.
Mélodie était en état de choc. Je le lisais dans ses yeux éteints, dans l’étrange silence qui l’habitait soudainement. Elle, qui quelques minutes plus tôt avait su détourner à elle seule l’itinéraire de toute une manifestation, atteignait maintenant ses limites. Surprise, désemparée, vidée par la violence soudaine de l’assaut, elle n’avait plus la force d’avancer. C’en était trop.
Quand le nuage de gaz s’est enfin dissipé, nous avons quitté les lieux ensemble, errant dans la basse-ville comme deux survivants égarés. Arrivés chez son père, elle m’a regardé droit dans les yeux et m’a simplement dit que c’était fini. Elle quittait le front. Pour de bon. Et je n’ai pas cherché à la faire changer d’avis. Je comprenais. Vraiment. Après tout, ce combat n’avait jamais été le sien. Elle s’y était plongée un instant, portée par l’élan de m’accompagner dans ce moment historique, qui avait lieu dans sa propre ville natale. Et là, elle venait de heurter sa limite. C’était humain. C’était légitime.
Dans mon for intérieur, je réalisais que c’était aussi une métaphore de notre propre relation qui s’achevait. Une histoire née dans la fougue de la jeunesse, nourrie d’élans bruts, d’absolu, de révolte, de grandes causes et de grandes émotions. Un feu de passage, incandescent, imprévisible, et forcément éphémère.
Après un parcours naïf, rebelle et mouvementé, nos chemins se séparaient ainsi, au sortir de l’épreuve du feu. Sans trop lui dire, sans grands adieux, je lui ai séché une larme du bout des doigts. Puis je lui ai offert un dernier baiser, discret, doux, plein de gratitude.
Et dans le même souffle, j’ai fait demi-tour. Caméra au poing, masque à gaz au visage, patins aux pieds. J’étais prêt à retourner dans l’arène politique… affronter mon propre destin. Quelque chose s’était embrasé en moi. Une soif, un feu, une exaltation brute. L’adrénaline me dévorait. Mes veines pulsaient comme jamais. J’en voulais plus. Bien plus. Je suis ainsi reparti au front. Seul… mais plus vivant que jamais.
Caméra au poing, cœur en feu
Je revenais tout juste du refuge. Quelques rues plus bas, Mélodie s’était retirée, brisée. Mais moi, je faisais le chemin inverse. J’étais remonté vers les hauteurs, là où la ville basculait. Devant moi s’ouvrait un paysage de guerre : fumée flottante, débris épars, silhouettes errantes, sirènes lointaines. Les barricades, toujours dressées, scindaient le centre-ville en zones mouvantes. C’était un champ de bataille urbain au sens le plus brut du terme. Un décor que je croyais réservé aux reportages étrangers m’apparaissait soudain dans toute sa réalité, et j’y entrais, caméra au poing, cœur en feu.
Dès que je fus de retour dans la rue, une énergie neuve me traversa. L’air sentait encore le gaz, la peur, le danger. Mais moi, j’étais ailleurs. Mon masque à gaz, aussi étanche que rassurant, me conférait un pouvoir presque surnaturel. Comme un avantage dans un jeu vidéo, il me permettait d’évoluer librement dans un monde devenu toxique pour les autres. Là où certains suffoquaient, moi je respirais. Là où d’autres reculaient, je fonçais.
Et mes patins… mes patins décuplaient ma mobilité. Ils étaient devenus l’extension de mon instinct. Je glissais à travers la ville comme une onde furtive, entre les fronts, les replis, les interstices. Je dansais entre les débris, les lignes policières, les poches de résistance. Le chaos ambiant n’était plus un obstacle, mais un terrain de jeu. Une arène vivante. Une partition improvisée.
Je traversais les zones comme un électron libre, passant d’un quartier à l’autre au rythme des vagues de répression. Je captais ce que peu voyaient. J’étais mobile, insaisissable. Le mouvement lui-même me protégeait. Invisibilisé par la vitesse, protégé par la technique, j’étais partout et nulle part. Une particule libre dans une mer humaine en ébullition.
Et dans ma main, cette caméra. Ce troisième œil. Ce bouclier symbolique. Elle pointait vers le monde un regard à la fois fragile et affirmé. Par sa simple présence, elle instaurait une retenue, un doute, parfois même une forme de respect. Les policiers hésitaient. Les regards se détournaient. J’étais là, mais d’une manière à part. Ni tout à fait manifestant, ni tout à fait journaliste. Une figure flottante entre les rôles.
Je me faufilais entre les manifestants radicaux, les escouades antiémeutes et les barricades improvisées. Mon regard cherchait la lumière dans la fumée, la beauté dans la fureur. Je n’étais plus seulement un militant. J’étais un témoin. Un regard tendu là où la majorité préférait détourner les yeux.
Et soudain, un flash : l’impression de vivre une scène tirée tout droit d’un conflit armé. Le tumulte, les cris, les gaz, les projectiles, les affrontements à visage couvert… Ce que je vivais évoquait les images de Gaza que j’avais vues à la télévision. C’était irréel.
Ce qui allait suivre tenait autant du récit de guerre que du voyage intérieur. Une plongée en apnée dans l’instant. Une errance lucide. Une exaltation dangereuse.
Et c’est là, au cœur du tumulte, que j’ai ressenti avec une intensité inédite ce que signifie vraiment le mot liberté. Pas la liberté brandie sur des pancartes ou répétée dans les discours officiels. Mais une liberté viscérale, fugace, organique. Celle du corps qui avance sans consigne, du regard qui choisit ce qu’il veut voir, de l’individu qui s’autorise à défier, ne serait-ce qu’un instant, l’ordre établi.
Et pourtant, cette sensation jaillissait d’un combat bien plus vaste : celui de peuples qu’on empêche de s’autodéterminer, d’États privés de leur souveraineté sous prétexte d’un idéal suprême, celui du marché libre. Libre, vraiment ? Toute l’ironie était là. Car ce marché prétendument affranchi ne faisait qu’enchaîner les démocraties. Il soumettait les volontés populaires à ses dogmes et imposait aux nations une reddition silencieuse.
C’est ce paradoxe qui m’habitait tout entier : me sentir plus libre que jamais, alors même que je constatais l’érosion du pouvoir collectif. Mon euphorie individuelle surgissait au cœur d’un mouvement qui dénonçait une dépossession mondiale.
Et pourtant, j’avançais. Plus seul. Plus vivant. Plus lucide aussi.
La brèche des ombres
Je continuais de glisser à travers la foule, quand un contingent singulier attira mon attention : des silhouettes vêtues de noir de la tête aux pieds. Pas de logos, pas de pancartes, rien qui dépasse. C’était manifestement des membres du fameux Black Bloc, un regroupement anarchiste aussi redoutée que fantasmée.
Contrairement à ce que prétendaient les autorités ou les médias, le Black Bloc n’était ni une organisation secrète ni un groupe terroriste structuré. Il s’agissait formellement d’une tactique ; c’est-à-dire d’une stratégie militante utilisée ponctuellement dans les manifestations. Une manière de faire corps, anonymement, dans l’espace public. Leur objectif n’était pas de représenter, mais de perturber. De faire vaciller l’ordre établi. De révéler les contradictions d’un système qui proclame la libre circulation des biens… tout en érigeant des murs pour contenir les peuples.
J’ai rapidement remarqué qu’ils communiquaient entre eux exclusivement en anglais, sans accent francophone. J’en ai déduit qu’ils étaient pour la plupart venus des États-Unis, peut-être inspirés, ou directement issus, de cette mouvance radicale née à Seattle lors des émeutes de 1999 contre l’OMC. Le Black Bloc, tel qu’il se manifestait ici, était l’expression d’un rejet globalisé du néolibéralisme, une riposte directe à l’architecture même de la mondialisation.
Comme plusieurs altermondialistes, ils voyaient dans le Sommet des Amériques une tribune pour dénoncer un capitalisme globalisé imposant l’austérité aux peuples tout en protégeant les élites économiques. Leur stratégie : créer la rupture. Et parfois, forcer l’image.
Leur démarche était résolue, presque paramilitaire. Je décidai de les suivre. Leur cohésion tranchait dans le désordre ambiant. Ils avançaient par grappes, se consultaient d’un signe de tête, disparaissaient derrière une ruelle puis réapparaissaient plus loin, toujours au bon endroit. Ils semblaient savoir où frapper, quand apparaître.
Ma caméra à l’épaule semblait leur convenir : aucun regard méfiant, aucune main pour masquer l’objectif. Peut-être parce qu’en patins je restais à bonne distance, ou parce que dans le vacarme général un témoin de plus ou de moins ne changeait rien. Peut-être voyaient-ils en moi un observateur utile, ou simplement un corps de plus dans la masse.
Nous arrivâmes à l’angle d’une intersection faiblement gardée. Pas un policier en vue. En moins de dix secondes, un grappin sortit d’un sac, vola dans les airs et mordit le sommet de la clôture. La corde fut tendue, et les mains affluèrent. Des militants masqués, mais aussi divers manifestants sortis de nulle part : tous agrippèrent la même ligne, tirant la corde comme un seul muscle. En quelques secondes, la palissade vacilla. Le métal gémit, plia, puis céda. Une partie du « mur de la honte » tomba, emportée par une foule sans visage. Je filmais. Ce n’était pas un simple acte de vandalisme. C’était un symbole qui s’effondrait. Celui d’un libéralisme si pur qu’il en devient autoritaire.
Personne ne chercha à franchir l’ouverture. La brèche suffisait. Elle disait : votre mur n’est qu’une illusion. Et votre sommet, un huis clos de verre. Mon objectif tremblait sous l’émotion ; je savais que j’enregistrais l’instant précis où le symbole cédait. Je pensai à Germinal. À l’arrestation préventive qui avait voulu étouffer ce geste avant même qu’il existe. Or voilà, la clôture gisait maintenant sur l’asphalte, et tout ce que les services secrets avaient redouté s’accomplissait sous l’œil de ma caméra.
Dans la mêlée, je ressentais l’ambiguïté de ce moment. L’exaltation d’un basculement symbolique. Autour de moi, les gens se tapaient dans les mains et se prenaient en photo. Les forces de l’ordre, manifestement prisent de court, demeurait invisible, occupée plus loin à resserrer l’étau dans les artères principales.
Je coupai quelques secondes le moteur de la caméra pour jouir de ce moment. Le masque me donnait toujours cette impression d’être un être amphibie, capable de vivre dans un air empoisonné. Mon cœur cognait comme un tambour métallique, non pas de peur, mais d’une joie brute : j’avais vu la fissure naître, j’en avais la preuve dans la cassette qui tournait encore.
Et à l’instant où l’excitation semblait retomber, un nouveau frisson parcourut la foule : il fallait évacuer avant que la contre-attaque n’arrive. Le Black Bloc replia son matériel aussi vite qu’il l’avait déployé, puis s’évanouit dans la masse. Je repris ma course, patins crissant sur le béton, caméra à l’œil, prêt à capter l’après-coup.
Ce n’était qu’un panneau de clôture couché sur le sol, mais pour nous tous, c’était une victoire morale : une preuve qu’aucun mur, fût-il de fer galvanisé ou de dogme économique, ne tient éternellement face à la volonté humaine. Les sommets peuvent bien promettre des « marchés libres » ; la liberté, la vraie, se niche parfois dans le simple fait de faire tomber une barrière.
J’avançai de nouveau, solitaire et incandescent, conscient d’avoir respiré, l’espace d’un instant, l’oxygène rare de l’insoumission concrète. Une brèche dans le métal, une autre dans mon propre horizon : voilà ce que je tenais maintenant en mémoire, gravé sur bande magnétique et dans chaque fibre de mon corps. J’avais vu une brèche dans le récit officiel. Et moi, je l’avais captée.
🎥 Documentaire à voir : Le Sommet des Amériques à Québec en 2001 – Une Ville assiégée
L’ordre contre l’élan
La journée s’étirait, hors du temps, hors de toute normalité. J’avais oublié la faim, littéralement coupée par l’intensité de ce moment unique. Mon corps aurait dû flancher, mais une autre force me portait. Une énergie brute, étrangère à la biologie. Comme si mon souffle s’était synchronisé à celui d’un être plus vaste, cette foule encore debout. J’étais en transe lucide, suspendu entre vigilance tactique et extase pure.
Je me souviens surtout de ce bruit. Ce rythme grave, répété, presque hypnotique. Le battement de cœur d’un organisme collectif, vibrant dans les entrailles métalliques de l’échangeur. Le son tribal d’une foule repoussée par les gaz mais toujours vivante. Ils étaient là, des centaines, haletants, engagés. Et pour signifier leur présence, ils frappaient. Encore et encore. Des pierres, des bâtons, des pavés cognés à l’unisson contre les rebords d’acier.
CLANG TAKA-CLANG!
CLANG TAKA-CLANG!
CLANG TAKA-CLANG!
Un écho brut. Un chant de guerre sans paroles. Une pulsation entêtée qui refusait de disparaître. Ce grondement n’était ni spectacle ni menace : c’était un cri de dignité. Une transe viscérale, tissée de rage, d’espoir, et d’une beauté féroce. Ce rythme ancestral éveillait une mémoire enfouie. Celle des peuples debout, de l’humanité en résistance. Comme si chaque coup faisait remonter à la surface la trace tenace de ceux qui, siècle après siècle, ont refusé de plier.
Mais peu à peu, l’air s’alourdit. Comme un changement de pression. L’exaltation se mua en tension. Le ciel s’assombrit, à l’image des intentions de l’ordre établi.
Jusqu’ici, les policiers s’étaient contentés de contenir. Puis, lentement mais sûrement, la logique de confrontation s’est affirmée. Ce n’était ni une réaction à chaud ni un dérapage isolé. C’était une contre-offensive. Une manœuvre réfléchie, menée avec une précision glaciale. Il ne s’agissait plus simplement de tenir une ligne, mais de reprendre chaque rue, de briser l’élan, de reconquérir la ville rue par rue.
Caméra en main, je filmais cette avancée implacable. Chaque escouade agissait comme un rouage dans un engrenage plus vaste. La Haute-Ville fut quadrillée. Les accès verrouillés. En moins d’une heure, la foule de manifestants fut fragmentée en petits groupes, repoussés dans les ruelles, encerclés dans les interstices de la ville. À chaque coin de rue, une ligne progressait, invariablement.
Ce n’était plus une manifestation. C’était un repli contraint, une désagrégation orchestrée par une machine bien huilée.
Puis je me suis retrouvé, avec une centaine d’autres, coincé dans l’un des bras de l’échangeur de l’avenue Honoré-Mercier. Cette artère escarpée, qui relie la colline parlementaire au Vieux-Québec, s’était transformée en entonnoir de béton. Devant nous, plus d’issue. Seulement l’avancée implacable d’une escouade d’une trentaine de policiers qui approchait en ligne.
À chaque pas, leurs matraques frappaient leurs boucliers dans une cadence sèche, presque mécanique. Leur progression était lente, mais irrésistible. Ensemble, ils formaient un mur vivant, une masse compacte et disciplinée qui se déplaçait comme un seul organisme. Nous étions contraints de reculer, pas à pas, dans une chorégraphie imposée, dictée par leur avancée menaçante.
Je continuais de filmer, appuyé contre la rambarde, complètement à gauche du groupe. C’est alors que mon attention se fixa sur un policier posté à l’extrême droite de leur formation. Légèrement en retrait, il se distinguait nettement des autres. C’était le seul à manier un fusil à balles de plastique. Et c’était lui qui dirigeait la manœuvre.
Je l’ai vu recevoir des consignes par radio, discrètes mais constantes. Puis, avec des gestes brefs et précis, il relayait ces ordres à l’escouade. Une série de signes courts, exécutés avec assurance, et immédiatement compris par les policiers autour de lui. Il agissait comme un pivot, un relais stratégique entre la chaîne de commandement et l’unité d’intervention sur le terrain.
Il incarnait une autorité froide, sans colère ni fébrilité. Juste une rigueur tranchante. Toute l’escouade semblait calquée sur son tempo. Il n’avait pas besoin de crier. Sa maîtrise suffisait.
Il visait. Pas au hasard. Avec méthode. Un à un, il fixait les manifestants les plus avancés. Le faisceau rouge de son pointeur laser apparaissait sur une cuisse, une poitrine, une épaule. Puis… il attendait. Plusieurs secondes. Comme une injonction muette : « Recule, ou subis. »
Ce moment suspendu, entre la visée et le tir, créait une tension étouffante. Un chantage silencieux. Un faux choix. Et si le manifestant ne bougeait pas… le tir partait. Toujours vers le sol. Le projectile éclatait sur l’asphalte, ricochait dans les jambes, semait cris et panique. Chirurgical. Humiliant. D’une efficacité glaçante.
Oui, plusieurs manifestants ont été blessés durant ce fameux sommet. Mais ce policier face à moi n’a jamais perdu le contrôle. Il n’en avait pas besoin. Il était le contrôle.
Pris au piège, je filmais encore. L’évacuation avançait au rythme d’un métronome implacable. Je reculais, moi aussi. Non pas par peur, mais parce qu’en cet instant précis, une vérité m’avait traversé : chaque soulèvement appelle sa répression, chaque élan, son barrage. L’ordre ne réagit pas. Il s’impose.
Mais ce que l’ordre ignore… c’est qu’il ne pourra jamais vraiment éteindre ce qu’il tente de contenir. Il peut disperser les corps, mais pas la vibration.
Nous avions été rabattus en Basse-Ville comme de vulgaires barbares, rejetés hors des murs de la citadelle, au profit d’un ordre mondial imposé, incarné par des dirigeants étrangers et une police qui ne semblait plus être au service de notre société. La ville, verrouillée de toutes parts par une autorité étrangère, ne nous appartenait plus.
C’est alors que ma caméra s’est éteinte. Ma dernière batterie venait de rendre l’âme. Cette panne soudaine m’a figé. Un silence intérieur s’est imposé, une pause que je n’avais pas choisie. Là, à l’endroit précis où la route plonge vers l’îlot Fleurie, je me suis arrêté.
J’étais au cœur d’un no man’s land urbain. Un interstice en dehors des lois, suspendu entre la ville haute et la ville basse, entre béton et vertige. Un sanctuaire provisoire, chargé de tensions invisibles et d’ondes résiduelles. Quelque chose palpitait encore, en sourdine. Une énergie brute, sans contour, à la recherche d’un exutoire.
Alors j’ai déposé ma caméra. Comme un soldat dépose son arme. J’ai levé les bras au ciel, fermé les yeux… et j’ai commencé à danser.
Danser au bord du gouffre
Ce fut l’un des souvenirs les plus puissants, les plus intimes que je garde du Sommet… peut-être même de ma vie entière. Un moment suspendu, hors du temps, hors des mots. La nuit était tombée sur Québec, mais la tension flottait encore dans l’air, comme un tambour étouffé au loin. Des nappes de gaz lacrymogène traînaient dans les hauteurs, accrochées aux corniches comme les relents d’un affrontement inachevé. Les grandes artères, désertes et verrouillées, semblaient figées dans une veille muette.
Et pourtant, à l’îlot Fleurie, un morceau de ville relégué aux marges, suspendu entre la Basse-Ville et la colline parlementaire, quelque chose battait encore. Ce territoire abandonné des plans d’aménagement, ignoré des forces de l’ordre comme des circuits officiels, offrait une échappée. Une poche d’oxygène hors du quadrillage. Un creux de béton en dehors du contrôle. Un souffle y persistait. Une vibration souterraine. Un appel à rester vivant, coûte que coûte.
Tout au long de la journée, j’avais entendu ce rythme. Un son tribal, brut, entêtant : des manifestants qui frappaient des pierres, des bâtons, des débris contre les glissières métalliques de l’échangeur. Ce vacarme improvisé, organique, était devenu la bande-son de notre révolte. Le souffle d’une foule en résistance. Une réminiscence inconsciente, millénaire, de luttes passées. Le cœur battait à travers le métal, les générations et les siècles.
Mais ce cœur commençait à s’essouffler. Le feu symbolique de la manifestation vacillait. Les bras s’alourdissaient. Un à un, les percussionnistes ralentissaient, puis cessaient de frapper. Le battement collectif se fragmentait.
Alors j’ai décidé de ne pas encore le laisser mourir.
Toujours en patins, j’ai traversé l’îlot d’un mouvement souple, presque flottant, me laissant guider par le souffle du rythme qui s’éteignait. Dans un enchaînement instinctif de glissements et de demi-cercles, je dessinais autour de moi une chorégraphie tribale, comme une danse d’invocation. Chaque passage près d’un percussionniste devenait un rituel. Je ralentissais, m’approchais, le fixais droit dans les yeux. Sans un mot, mais avec ce regard insistant, chargé de sens. Un appel silencieux : « Continue. Continue pour la résistance. Pour qu’on n’oublie jamais. Pour que ça brûle encore en nous. » À chaque contact, c’était comme si je tissais un fil invisible, une énergie partagée, reliant chacun de ces points vivants autour de la rambarde. Ensemble, nous redevenions cercle. Ensemble, nous reprenions feu.
Pendant tout ce temps, les gyrophares tournoyaient dans les rues basses de la ville. On les entendait hurler au loin, omniprésents, martelant l’oreille comme une menace. Mais à mesure que nos percussions reprenaient de la force, ce vacarme de sirènes semblait s’effacer, englouti sous nos rythmes primaires. Comme si le battement de nos tambours pouvait recouvrir celui de la peur.
C’est ce que mon ami Gaston, un ancien raver comme moi, appelait être un « motivateur ». Pas un meneur. Pas un animateur. Plutôt un catalyseur d’intensité. Un veilleur d’ambiance, chargé d’empêcher que l’élan ne retombe. Selon lui, dans chaque rave vraiment réussie, il existe un moment fragile. Juste avant qu’un bon DJ prenne le contrôle. Juste avant qu’une track épique déferle. La foule retient son souffle. L’énergie vacille. Tout pourrait basculer vers l’attente, ou s’éteindre dans l’ennui. C’est là que surgissent les motivateurs. Des initiés qui sentent le moment. Par leur présence, leur danse, leur souffle, ils ravivent la flamme. Ils sculptent l’espace, éveillent les corps, électrisent la foule sans jamais se mettre de l’avant. Et parfois, c’était pour préparer le terrain à un DJ que nous connaissions. Un ami. Un membre de notre propre groupe qui évoluait dans la vibe psytrance. L’enjeu n’était pas seulement de maintenir l’énergie, mais de l’amplifier, de l’orienter, pour que son set atterrisse dans une foule déjà réceptive, traversée de frissons. Ils ne commandaient rien. Ils incarnaient. Ils créaient un pont entre l’inertie et l’extase, entre le battement intérieur et l’explosion collective. Ils empêchaient le dancefloor de s’éteindre trop rapidement.
Et ce soir-là, à l’îlot Fleurie, comme dans le cours naturel du moment, c’est ce rôle que j’ai assumé.
Je me suis ainsi mis à danser au centre de la chaussée, au cœur de cette bretelle désertée des voitures. Les bras ouverts, les yeux mi-clos, les patins battant la poussière, je tournais sur moi-même dans un mouvement de spirale, habité par une énergie plus grande que moi. Chaque geste puisait dans le trop-plein de la journée. Chaque mouvement devenait prière, offrande, exorcisme.
J’étais dans un état second. Une lucidité altérée, presque hallucinée. Et pourtant, je n’avais rien consommé d’autre que mon café du matin. Aucun psychotrope. Rien qui puisse expliquer cette étrange sensation de dissociation. Jamais, sobre, je ne m’étais senti aussi ailleurs. Aussi vivant. Je ne pensais plus. J’étais devenu mouvement pur. Je transpirais l’énergie qui me restait, comme un trop-plein à libérer. Mon corps projetait dans l’espace un langage instinctif, fait de gestes bruts. Une transe salutaire. Un exutoire.
Au début, j’étais seul à danser. Puis, deux silhouettes m’ont rejoint. Trois. Sept. Une douzaine. Des corps sortis de la brume lacrymogène, encore secoués mais vivants. Certains reprenaient le rythme sur les garde-fous, réveillant les percussions comme on ranime des braises. D’autres entraient dans la danse, hésitants d’abord, puis de plus en plus libres. Nous ne suivions aucune chorégraphie, mais nos corps parlaient d’eux-mêmes. Une logique intérieure nous guidait, comme un langage ancien ressurgi du fond des âges. Et ce battement, ce battement ancestral, reprenait vie.
Puis ce fut l’afflux.
Les manifestants refoulés tout au long de la soirée aux abords de l’îlot se mirent à converger. Lentement, comme une marée nocturne, ils se joignaient à nous. Ce n’était plus une foule. C’était une pulsation. Une reformation spontanée, viscérale. Il n’y avait plus de pancartes. Plus de slogans. Plus de discours. Seulement nos corps, nos cris, nos mains frappant sur le métal, nos rythmes improvisés qui faisaient vibrer la nuit. Une danse née de nos propres battements. Un soulèvement d’instinct, d’entêtement.
L’îlot Fleurie, ce morceau d’échangeur transformé pour quelques jours en zone libre, en refuge pour les gazés, en espace de création et de rituels, redevenait un foyer vivant de résistance. C’est là, dans cet entrelacs de béton suspendu, que battait le cœur obstiné de notre présence. Et en cette nuit du samedi 21 avril, ce cœur dansait.
Mais tout regroupement arrive toujours à ses limites.
Les heures ont passé. Les percussions s’épuisaient. Les corps retombaient lentement sur l’asphalte. La fatigue, immense, nous rattrapait. Certains s’allongeaient là même, à la belle étoile, sans rien d’autre que l’écho des battements dans les oreilles.
J’étais exténué, vidé de tout.
Alors, dans un dernier spasme d’énergie, j’ai quitté l’îlot pour aller dormir chez le père de Mélodie. Le cœur encore vibrant, les jambes flageolantes, mais étrangement serein.
Sur le chemin du retour, pourtant, je n’étais pas tout à fait seul. Dans les rues assombries de la Basse-Ville, j’ai croisé plusieurs voitures banalisées de la police. Certaines roulaient lentement, en filature. D’autres restaient immobiles, tapies dans l’ombre. Un fourgon, retournant vers le poste, était déjà rempli de manifestants arrêtés. On aurait dit une traque silencieuse, une chasse méthodique aux dernières traces de révolte.
J’ai même assisté, de l’autre côté de la rue, à une scène digne d’un film d’action : quatre agents surgissant d’une camionnette, plaquant un jeune homme contre un mur avant de le faire disparaître à l’arrière du véhicule en quelques secondes. Pas un mot. Pas un cri. Une arrestation-éclair, comme un rapt.
Et moi, je glissais toujours. Je patinais entre les mailles du filet, encore une fois. Comme si mes roues effaçaient mes traces.
Encore une fois, toujours anonyme… j’étais passé inaperçu.
Mais cette nuit-là, quelque chose en moi s’était transformé. Je le sentais dans mes jambes vacillantes, dans mon souffle raccourci, dans le tremblement discret qui persistait sous ma peau. Une empreinte s’était déposée en moi. Pas une blessure, non. Plutôt une initiation. Comme un sceau invisible que seul l’esprit peut reconnaître.
Et tandis que l’aube approchait, je pressentais déjà que les lendemains seraient tout aussi importants. Après la danse, après l’extase et l’épreuve, viendrait le temps d’intégrer cette expérience, d’en tirer du sens, d’en prolonger l’écho dans les jours, les mois, les années à venir. Cette nuit n’était pas une fin. C’était une ouverture. Une invitation à poursuivre le combat autrement.
Aux lendemains du Sommet
Je n’étais plus sur place pour le voir de mes propres yeux. Je l’ai appris sur la route du retour entre Québec et Montréal, entassé dans la voiture de Patrice. Nous refaisions ensemble le fil des événements, encore électrisés par ce que nous venions de vivre, lorsque l’un de mes camarades du RAP a reçu un appel sur son téléphone cellulaire (un objet peu fréquent à cette époque). Par cette voix lointaine, j’ai compris que, ce dimanche matin 22 avril, les forces policières étaient venues cueillir un à un les militants endormis à l’îlot Fleurie. Sans heurts. Sans matraques. Juste des corps étendus, méthodiquement ramassés comme des fruits mûrs.
Cette rafle silencieuse sonnait comme un réveil brutal. La fin d’un rêve trop intense pour durer. Et c’est là que j’ai saisi, avec un frisson rétrospectif, que j’étais passé tout juste entre les doigts des forces de l’ordre. Je l’avais échappée belle. Une fois de plus. Cette réalisation donnait au moment vécu une texture presque irréelle. Comme si j’en étais sorti par effraction, les pieds à peine revenus au sol, avec dans le corps les restes d’une transe, et dans l’esprit l’étrange vertige d’avoir habité un rêve éveillé.
Malgré tout, dans l’habitacle de la voiture, régnait cette chaleur étrange qui succède aux tempêtes : une paix intérieure née de la révolte. Chacun racontait son fragment d’histoire, ses anecdotes personnelles. Il y avait du feu dans les yeux, une intensité rare. Nous avions vécu chacun une portion différente de ce grand récit, mais en le partageant, nous en faisions déjà un mythe commun.
Personnellement, j’étais fébrile à l’idée de retrouver mon salon pour visionner les deux cassettes VHS que j’avais remplies jusqu’à la dernière seconde. Deux bandes saturées d’images saisissantes captées au cœur de l’action : des foules en colère avançant dans les gaz lacrymogènes, les visages masqués du Black Bloc frappant le mur de la honte comme une armée fantôme, cette clôture symbolique qui finit par s’effondrer dans un fracas libérateur, l’opération policière méthodique et implacable nous rabattant vers la basse-ville, les cris, la confusion, et au détour d’une rue, cette rencontre improbable avec le chansonnier Renaud. Ces cassettes contenaient un témoignage brut, filmé à bout portant, que j’avais hâte de partager avec mes pantouflards colocs pour leur montrer, de l’intérieur, ce que signifiait vraiment résister.
Malheureusement, ces précieuses bandes ont été perdues depuis, probablement prêtées un jour à un ami de passage, ou oubliées dans une boîte reléguée au fond d’un garde-robe chez un ancien coloc. Égarées au fil des déménagements, elles se sont fondues dans le grand désordre de la vie. Alors, j’en appelle à l’univers : si quelqu’un tombe un jour sur deux vieilles VHS anonymes, sommairement étiquetées « Québec #1 » et « Québec #2 », ou s’il détient des images de cette fameuse nuit, qu’il sache qu’elles contiennent un fragment de notre histoire… et une part essentielle de ce que j’ai été.
D’ailleurs, certains ont laissé une trace autrement plus visible.
Chacun, à sa manière, avait trouvé comment inscrire sa présence. Mon fantasque ami et futur coloc, Muller Hammadi, n’était pas un militant au sens strict. Ni pancarte, ni slogan à défendre. Mais il possédait un talent inné pour attirer l’attention. Un acteur dans l’âme. Armé d’un simple bâton de hockey, il renvoyait vers les lignes policières les bombes lacrymogènes lancées sur la foule. Geste absurde, chorégraphique, mais chargé de défi. Cette scène improbable fut captée par un photographe de Sports Illustrated. La photo, saisissante, fit la Une du magazine. Ainsi, Muller entra formellement dans l’iconographie du Sommet. Et à travers lui, c’est toute une jeunesse québécoise qui s’exprimait. Une jeunesse insolente, créative, libre.

J’ai recroisé Muller l’hiver dernier en me baladant au Quartier des spectacles. Il m’a confié, sourire en coin, que cette photo avait été son fameux cinq minutes de gloire dans sa vie. Et il avait raison de le dire avec fierté : Muller avait toutes les qualités pour devenir un acteur formidable. Ce jour-là, sans scène ni script, il avait trouvé son rôle.
Puis il y eut les chiffres officiels : 463 arrestations. 5148 grenades lacrymogènes. 903 projectiles de plastique.
Mais aucun rapport officiel ne pourra jamais saisir la véritable portée de ce que nous avons vécu, ni la force symbolique de cette manifestation historique. Car ce n’est pas dans les chiffres, les bilans ou les communiqués qu’on retrouve l’essence d’un événement pareil, mais bien dans les corps vivants qui l’ont traversé, dans les récits fragmentés qu’on se transmet encore à voix basse, et dans cette mémoire collective qui résiste à l’érosion du temps.
Nous n’étions pas simplement des manifestants. Nous étions des éclats d’un même feu, éparpillés dans la ville, portés par une énergie qu’aucune clôture ne pouvait contenir. Une énergie indocile, sensible, et intensément humaine. Elle vibrait dans chaque regard, dans chaque pas de danse improvisé sur l’asphalte, dans chaque cri lancé contre les murs d’acier. Et peut-être vibre-t-elle encore, aujourd’hui, discrètement, dans les fibres de l’espace-temps. Comme un souffle ancien, prêt à se raviver chaque fois que la liberté vacille.
Les jours qui suivirent, chacun retourna à sa vie, avec sur la peau l’odeur du feu et dans les yeux des images qu’aucune caméra ne pourrait fixer. Nous étions fatigués, écorchés, exaltés. Un chapitre s’était refermé, mais ses échos résonnaient encore dans nos gestes, nos silences, nos rêves éveillés.
Le Sommet avait eu lieu. Nous l’avions traversé. Il allait désormais nous habiter.
Ce qui reste du Sommet en nous
Près d’un quart de siècle plus tard, il m’arrive encore de ressentir ce tremblement sous la peau. Pas seulement des images ou des souvenirs, mais une sensation plus profonde. Quelque chose d’organique. Comme si les jours d’avril 2001 avaient laissé en moi une empreinte invisible, un éclat de vérité planté dans la chair.
Car au-delà des cortèges, des cris, des affrontements, quelque chose s’est joué là-bas, dans les rues de Québec, qui nous dépasse encore. À travers le chaos, j’ai entrevu la silhouette d’un monde alternatif. Un monde qu’il nous appartient encore d’imaginer. Et de bâtir.
Il ne suffit pas de vouloir changer le monde, encore faut-il s’en donner les moyens
– Jacques Parizeau
Avec le temps, une autre certitude s’est imposée. Une lucidité née du recul, de l’expérience, et peut-être aussi d’un certain désenchantement. Ce que nous avons vécu là-bas n’était pas qu’une fête de la contestation. C’était un moment charnière. Un point de bascule. Une frontière entre deux époques.
Du haut de mes tout récent cinquante ans, avec la mémoire vive du Sommet de Québec gravée en moi, je peux aujourd’hui l’affirmer sans détour : ce printemps 2001 fut un jalon. Il a marqué la fin d’un cycle et l’entrée dans un nouveau monde. Avant, tout semblait encore possible. On croyait que les peuples pouvaient ralentir l’uniformisation marchande, opposer un rempart démocratique à la montée du capitalisme globalisé. Il subsistait encore des traces vivantes de la social-démocratie, des brèches où l’on osait rêver un autre monde.
Après le Sommet, le rapport de force s’est inversé. Le néolibéralisme ne s’est plus jamais replié. Il s’est imposé partout en Occident comme l’unique horizon. Il a redéfini nos vies, nos relations, nos désirs. Il s’est immiscé dans notre quotidien, jusque dans nos gestes les plus anodins. Et aujourd’hui, nous en payons le prix.
Nous le payons par l’effondrement de nos institutions publiques, devenues inefficaces, clientélistes, corrompues. Par la lente érosion de la souveraineté populaire, diluée dans une gouvernance technocratique au service des marchés. Par le transfert progressif de nos responsabilités collectives vers le privé, comme le montre la privatisation rampante d’Hydro-Québec ou l’abandon délibéré de toute régulation du marché locatif, laissant les citoyens à la merci des spéculateurs.
Pendant ce temps, la gauche a perdu ses repères. Au lieu de continuer à s’opposer à la mondialisation des marchés, elle a détourné ses énergies vers des luttes identitaires fragmentées. Engluée dans des affrontements symboliques sans prise réelle sur les structures de pouvoir, elle a sacrifié ses fondements sur l’autel du carriérisme politique : souveraineté populaire, indépendance des États, laïcité, universalisme. Autant de principes balayés au profit d’un moralisme bourgeois, mondialisé, qui feint de défier l’ordre établi tout en épousant les logiques individualisantes du capitalisme.
Les plus jeunes ne peuvent même pas imaginer ce qu’était le monde d’avant. Savent-ils seulement ce que désignent les termes « néolibéralisme » ou « altermondialisme »? Ils n’ont pas connu cette époque où l’on croyait encore que le politique pouvait primer sur les marchés. Où l’on rêvait d’un avenir collectif. Où la gauche incarnait un véritable projet de société, et non un simple code moral destiné à afficher sa vertu pour gravir les échelons sociaux.
Le wokisme, qui prétend aujourd’hui incarner l’avant-garde progressiste, n’est qu’un simulacre de radicalité. Il détourne l’attention des luttes fondamentales, offre un exutoire moral et narcissique, et finit par conforter l’ordre établi. Il trahit les aspirations profondes du peuple. Il affaiblit le camp du progrès réel en le réduisant à une posture individeulle. Et cette dérive, à mes yeux, mérite d’être nommée pour ce qu’elle est : une diversion.
Pire encore, au nom d’un progrès supposé, cette gauche contemporaine assimile toute forme de résistance étatique à la mondialisation à une dérive fascisante. Elle présente dorénavant la volonté des peuples de s’autodéterminer comme une menace xénophobe. Propulsés dans le passé, ses idiots utiles accuseraient sans doute d’extrême droite les militants altermondialistes de mon époque, alors même qu’ils défendaient les frontières nationales comme garantes de la diversité culturelle et de l’autonomie démocratique face au rouleau compresseur de l’économie de marché anglo-américaine.
Il faut le dire sans détour : cette gauche contemporaine a effectué un virage à cent quatre-vingts degrés sur plusieurs enjeux essentiels. Elle a renié ses racines. Elle trouve tout à fait normal qu’au Québec, une pseudo-progressiste comme Léa Stréliski participe à une publicité électorale du Parti libéral du Canada en appelant à voter pour un banquier mondialiste. Mais comme elle coche les bonnes cases du lexique identitaire woke, on considère qu’elle est de gauche par défaut. N’est-ce pas là l’absurdité ultime?
Et inversement, toute personne qui ose s’opposer à cette gauche en toc, qui remet en question son emprise sur le discours public, se voit presque inévitablement cataloguée comme étant d’extrême droite par des médias liés à l’ordre établi. Peu importe son parcours, ses valeurs, son engagement. Le simple fait d’exercer une pensée critique suffit à vous exclure du « camp du bien ».
Avec le recul que me donne l’expérience du Sommet, je suis convaincu que les valeurs de la gauche authentique méritent d’être réhabilitées. Non par nostalgie, mais parce qu’elles portaient un souffle que nous avons perdu. Un souffle de démocratie vivante, d’engagement partagé, de quête du bien commun.
C’est dans cet esprit que l’indépendance du Québec doit être repensée. Non comme un repli, mais comme un projet d’émancipation populaire. Un levier concret pour reprendre le contrôle sur nos vies, nos choix collectifs, notre avenir.
Et si cette réflexion mérite un autre texte, je m’y attellerai. Mon prochain article devrait porter un titre limpide : La trahison de la gauche contemporaine. J’y reviendrai en détail sur cette fracture entre la gauche issue du mouvement ouvrier et démocratique, et celle, théorique et mondialisée, obsédée par les marqueurs identitaires et aveugle aux rapports de classe.
Car ce qui s’est joué au Sommet des Amériques dépasse les barricades et les lacrymogènes. Ce fut un instant suspendu, un embrasement fugace où s’est cristallisé l’espoir d’un monde meilleur. Une ligne de fracture. Un seuil invisible. Un dernier élan avant que le rouleau du réel n’écrase nos sociétés.
Près d’un quart de siècle a passé. Les tambours se sont tus, les banderoles ont été repliées, et mes cassettes VHS sont toujours introuvables. Mais ce que nous avons vécu là-bas, au cœur d’un printemps de gaz et de lumière, palpite encore dans mes veines.
Ce n’est pas un souvenir que j’emporte, mais une fréquence. Une onde de fond. Une vérité souterraine que l’amnésie collective n’a jamais pu faire taire.
Je l’entends encore, ce battement. Il traverse le vacarme du présent. Il échappe aux modes, aux cycles, aux mots d’ordre de l’époque ambiante, qu’ils se réclament du progrès ou du conservatisme. Et je sais que d’autres cœurs vibrent toujours à son rythme.
C’est le souffle d’un autre monde. Un monde à libérer. Un monde à rebâtir, sur les braises encore chaudes de nos abdications.
Car cette onde révolutionnaire, ce chaos fécond qui bouscule les systèmes et fissure les dogmes, vibre toujours. Tapie dans les brumes du temps, elle traverse l’ombre des époques. Elle vibrait déjà dans les rues de Québec, ce printemps 2001, quand des milliers de voix s’élevaient contre l’uniformisation marchande. Elle vibrait sous les pavés, entre nos percussions, les éclats de gaz et les regards brûlants d’un peuple debout.
Elle n’a jamais cessé d’exister.
À nous de savoir l’écouter. De l’amplifier.
De faire de la mémoire un levier.
De transformer la colère en courage.
Et la lucidité en élan.
Le souffle est là.
Il veille. Il gronde.
Il appelle.
Et tôt ou tard, il se lèvera de nouveau.
Dans un visage, une foule, un refus.
Il reprendra forme, quelque part dans l’histoire.
Comme un torrent dégelé au printemps, il jaillira des hauteurs de nos silences pour retrouver la mer immense de nos aspirations collectives.

Une bière “La Fin du Monde” À la santé de l’onde révolutionnaire
Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande encore. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse
– Albert Camus