Et si on construisait un Facebook des citoyens?

Pourquoi je souhaite décrocher de Facebook… et pourquoi il est temps de lancer un véritable média social public québécois.
J’ai longtemps aimé Facebook. À une époque, c’était un espace vivant, humain, utile. Un endroit où je retrouvais les statuts de mes amis, où je pouvais suivre des discussions intelligentes, partager mes projets, rire un peu, réfléchir beaucoup. Aujourd’hui, chaque visite m’aspire dans un vortex d’ennui ou de frustration. Mon intérêt pour cette plateforme s’est lentement étiolé, glissant vers une forme d’apathie. Pourtant, j’y retourne parfois, comme on rouvre une vieille boîte de souvenirs… pour constater qu’elle sent le renfermé.
Difficile de nier le déclin. Facebook devient de plus en plus pénible à utiliser. Déjà qu’on ne peut plus y partager de liens vers les médias nationaux au Canada, la plateforme semble en plus reculer sur la modération des fake news. Résultat : un flot de publications imposées, de vidéos racoleuses, de contenus sponsorisés, mais presque plus rien venant des gens que je connais. Même les pages que je suis disparaissent sous les algorithmes orientés vers la pub et la consommation passive.
Et que dire des maudits Reels. Ces petites vidéos abrutissantes s’imposent sans qu’on puisse vraiment les éviter. De plus en plus, ce sont des images sensationnalistes, violentes, sexuelles ou carrément fausses, générées par IA, qui saturent le fil d’actualité. On en vient à se demander si les plus vulnérables arrivent encore à distinguer le réel de l’artifice. Les perspectives démocratiques dans cet environnement me semblent franchement sombres, surtout quand on connaît l’alignement politique des GAFAM avec la droite trumpiste et les intérêts conservateurs mondiaux.
Pendant ce temps, Facebook tolère les publicités frauduleuses et les arnaques. On signale un compte suspect, la réponse est souvent la même : tout est conforme aux standards de la communauté. Moi, je me suis déjà retrouvé bloqué pour une blague au second degré. Et plus j’observe, plus je remarque que mes propres publications sont invisibles, noyées sous un océan de bruit. Que reste-t-il de social dans ce média social? J’ai l’impression de crier dans le vide.
Ce pourrissement a un nom. Le blogueur et écrivain Cory Doctorow l’a nommé enshittification, ou merdification en bon français. Un mot brutal, mais parfaitement juste.
Doctorow décrit un processus en trois temps, auquel Facebook a parfaitement obéi :
- D’abord, la plateforme est excellente pour ses utilisateurs. Le fil d’actualité était simple, direct, humain. Pas d’interférences.
- Ensuite, elle commence à exploiter les utilisateurs au profit des annonceurs. On nous cible, on nous segmente, on vend notre attention.
- Enfin, tout le monde se fait exploiter pour maximiser les profits des actionnaires. Le fil devient un désert de pubs, de Reels racoleurs, de contenu imposé.
Et ce modèle ne s’applique pas qu’à Facebook. On le voit aussi chez Google, dont les résultats de recherche sont envahis par des publicités et du SEO toxique. Netflix multiplie les hausses de prix tout en appauvrissant son catalogue. YouTube, lui, nous impose désormais de désactiver nos bloqueurs de pub, tout en triplant le nombre d’annonces à visionner. Le même schéma partout. Un service gratuit qui devient progressivement inutilisable à force d’avoir voulu maximiser son rendement.
Les plateformes ne sont pas les services, ce sont les propriétaires des services. Et comme tous les propriétaires, ils finissent toujours par nous faire payer le loyer.
— Cory Doctorow
Même Spotify suit la pente. La plateforme pousse les artistes hors de ses playlists, au profit de morceaux anonymes produits à la chaîne dans son programme Perfect Fit Content. Une musique d’ascenseur algorithmique remplace peu à peu les vrais musiciens, au détriment de la diversité, de la découverte, de la relation entre artistes et auditeurs.
Sur X (anciennement Twitter), soi-disant temple de la liberté d’expression selon son propriétaire mégalomane, c’est désormais l’invasion des faux comptes, des bots et des profils anonymes. Spam, propagande, chaos. Une cacophonie algorithmique où le bruit a définitivement remplacé le dialogue.
Dans ce marasme, certaines tentatives d’adaptation existent. Je pense à l’extension Fluff Busting Purity (ou FB Purity), qui permet de filtrer Facebook (malheureusement uniquement dans la version par ordinateur), de cacher les Reels, d’épurer le fil d’actualité. Développée par Steve Fernandez, l’outil a longtemps été combattu par Facebook, mais il fonctionne encore (à condition d’utiliser la version anglophone). C’est un soulagement partiel. Mais soyons clairs, ça ne change pas le modèle.
Alors oui, je décroche. Et je sais que je ne suis pas seul. Le problème, c’est que les alternatives crédibles n’existent pas vraiment. Facebook a capturé nos réseaux sociaux, nos souvenirs, nos groupes, nos repères.
Et si on osait rêver à autre chose? Et si on lançait un vrai projet politique?
Un Facebook des citoyens. Une plateforme publique québécoise, nationalisée, financée par nos impôts, à l’image d’un service essentiel. Un endroit où l’on pourrait se retrouver, discuter, débattre, s’informer, sans se faire vendre, traquer ou manipuler. Une agora numérique, libre de toute logique publicitaire, hors des griffes des multinationales.
Un espace numérique de conversation nationale. Un lieu de démocratie vivante, où l’on pourrait parler d’actualité sans craindre les censures algorithmiques, sans être ensevelis sous les contenus débiles d’un capitalisme attentionnel déchaîné.
Et tant qu’à faire, je serais prêt à ce qu’une partie de l’argent que le fédéral consacre à la propagande de Radio-Canada soit redirigée vers un tel projet. Dans cette nouvelle ère de tous les dangers numériques, une plateforme publique sociale me semble bien plus urgente qu’un autre talk-show subventionné par Ottawa.
Utopie? Peut-être. Mais peut-être aussi le projet politique qu’il nous manque. Ce n’est pas moi qui le dis, mais Cory Doctorow lui-même : « La merdification n’est pas une fatalité, c’est une décision. Et ce qui a été dégradé par choix peut être reconstruit par volonté politique ». Voilà pourquoi l’idée d’un “Facebook des citoyens” mérite mieux que notre cynisme. Elle mérite d’exister.
Si vous ne payez pas pour le produit, alors vous êtes le produit
– Andrew Lewis

























