La représentation de la cravate en politique
Il faut connaître Alex Norris pour savoir qu’il ne craint jamais de mener plusieurs batailles en même temps. Or, au printemps dernier, mon illustre collègue avait lancé le pavé dans la marre en refusant de porter la cravate au conseil municipal de Montréal.
Bien sûr, si nous nous entendons tous sur le fait que ce sujet n’est pas une urgence nationale et qu’il ne devrait pas occulter le traitement médiatique accordé aux dossiers structurants, il n’en demeure pas moins que c’est un sujet chargé de symboles… notamment la lutte des classes se déroulant dans l’ombre des époques. Par ailleurs, parce que c’est un combat qui aurait pu être le mien, je soutiendrai logiquement Alex avec ce court article.
En effet, je dois vous admettre qu’à notre premier caucus des élus (de Projet Montréal) après l’élection, j’avais bien été averti de porter une cravate dans les moments opportuns. Bon, j’ai quelque peu argumenté, à savoir que c’était une bataille qui avait été faite par des partis progressistes ailleurs dans le monde, mais je me suis vite rangé pour ne pas nuire à la fabuleuse atmosphère de nos débuts à l’Hôtel de Ville. De toute façon, étant simplement conseiller d’arrondissement, je ne siège que dans les conseils d’arrondissement et de ce fait, je n’ai qu’à me présenter rarement à l’Hôtel de Ville.
Si bien que pour la cérémonie d’assermentation, je me suis donc acheté mon premier complet… et une cravate verte pour illustrer ma principale raison d’être en politique. Évidemment, tout le monde a complimenté ma belle cravate, comme si le fait d’avoir, finalement, une cravate consacrait davantage mon nouveau statut social.
Mais au-delà de son sens esthétique (donc subjectif selon les individus), avouons qu’au sens pratique, le port de la cravate est d’aucune utilité. Alors, pourquoi cet accessoire doit-il être imposé au conseiller municipal durant les séances du conseil? La réponse officielle serait que la cravate est une tradition démontrant le respect envers (l’autorité de) l’institution.
D’entrée, j’accepte mal que certains conseillers au sens étique discutable puissent nous faire des leçons de moralité à propos du respect envers les institutions démocratiques. Puis, concrètement, aucun règlement ne prévoit un code vestimentaire pour les conseillers et comme l’a déjà plaidé Alex, des villes comme Vancouver et Toronto n’ont aucune règle en ce sens. Bref, cet épisode aura bloqué pendant plusieurs minutes la tenue du Conseil… jusqu’à ce qu’Alex soit finalement «rappelé à l’ordre» en mettant la cravate d’un employé autour de son cou. Alors, si je décode bien le tout, au conseil de ville à Montréal, les représentants élus du peuple de sexe masculin doivent être cravatés pour se conformer à ladite tradition… sinon, ben y’a pas de conseil. Franchement, tout ce cirque est d’un burlesque.
Mais parlant justement de la tradition, il faudrait réaliser qu’elle est un concept culturel très relatif dans le temps.
L’exemple de la mode aristocratique
En France dès le 15e siècle, la mode est un caprice aristocratique qui fait sensation à la Cour. C’est ce qui permet aux classes aisées de se distinguer des classes populaires. La mode est alors un faire-valoir et si elle n’a pas encore vraiment d’identité, elle est le miroir de la condition sociale. À la Cour, on parle de costumes. Ils ne sont pas forcément beaux, mais obligatoirement clinquants. Les matériaux sont rares et les tissus somptueux. Les robes de courtisanes rivalisent d’élégance et de volupté. C’est à cette période aussi que l’on commence à se parfumer (il faut dire qu’à l’époque, le parfum remplace allégrement le savon) et à se maquiller. À ce moment, ce n’est pas l’apanage des femmes. Les hommes aiment se couvrir le visage d’une poudre qui leur confère un teint blanchâtre très « tendance » à l’époque (le bronzage est la hantise des classes aisées, qui pourraient alors être assimilées au bas peuple travaillant dans les champs). À la fin du XVIIe siècle, quiconque voulait passer pour un gentilhomme (aristocrate, magistrat, militaire, prêtre ou marchand) devait porter la perruque dans sa tenue de cérémonie, même les amiraux l’arborèrent par-dessus leur uniforme de parade.
Heureusement, La Révolution sonna le glas des perruques qui symbolisaient la noblesse vieillissante. Naquit même une expression « tête à perruque » qui désignait les vieillards obstinés et nostalgiques qui conservaient l’habitude des faux cheveux, et plus généralement toute personne démodée et vieillotte.
Bref, de tout temps, le port institutionnel d’accessoires vestimentaires ou d’ornements (genre les couronnes pour la royauté ) a symbolisé l’appartenance à une classe dirigeante ou la soumission à son autorité. Si bien qu’aujourd’hui, qu’elle se porte par un souci d’esthétisme ou pour la tenue règlementaire de certaines professions, il m’apparait évident que la cravate symbolise un certain conformisme envers l’ordre établi.
Or, tel fut le cas du port de la fraise et des jabots de dentelles pour les aristocrates, je suis convaincu qu’aux yeux de l’histoire, la cravate est, et sera, une relique associée à notre époque.
L’évolution des symboles au gré des mœurs… ou l’évolution des mœurs au gré des symboles?
Évolution oblige, lesdites traditions ne sont pas immuables temporellement et elles changent au gré de nouvelles valeurs qui s’imposent dans la société. En ce sens, il est parfaitement normal que des représentants du peuple, à commencer par des politiciens progressistes, puissent quelquefois remettre en question les symboles du système en place.
Dans le cas du port de la cravate, le débat de sa place en société est d’autant plus contemporain que les citoyens sont échaudés par la série des mégascandales financiers orchestrés par des «bandits à cravates». En effet, le peuple réalise que la cravate n’est pas un gage d’honnêteté; et surtout plus, elle ne doit imposer systématiquement la respectabilité à son porteur.
Bien sûr, l’apparence prime trop souvent sur le contenu durant les joutes politiques, et les débats sur les symboles pourront ainsi sembler superficiels en comparaison aux actions concrètes. Mais souvent, les luttes symboliques forment aussi la ligne de front impliquant de réels enjeux sociopolitiques.
À titre d’exemple, le débat sur le maintien du crucifix à l’Assemblée nationale du Québec symbolise le refus de nos élites à constituer réellement une société laïque. D’ailleurs, il faudra m’expliquer pourquoi les motifs religieux priment lorsqu’il est question de porter un objet sacré (kippa juive, turban tamoul, couteau sikh, etc.) dans le lieu qui devrait être l’enceinte suprême de la laïcité. Mais d’un autre côté, un politicien sans religion, lui, est obligé de porter un objet inutile. Finalement, c’est croire que les dirigeants actuels considèrent la cravate comme un symbole religieux.
Un autre exemple plus proche de nous au conseil de ville montréalais. Rappelons-nous l’abnégation des conseillères Thérèse Daviault et Hélène Fotopulos à porter le pantalon plutôt que la jupe. À ce moment, elles plaidaient, à juste titre, pour l’égalité du traitement accordé aux femmes en politique.
Et maintenant…
Toutefois, dans le cas d’Alex Norris ici, le débat n’est pas réellement sur la symbolique de la cravate en politique, mais simplement de pouvoir être libre de ne pas la porter au conseil de ville.
Franchement, Alex Norris est-il un moins bon politicien parce qu’il ne souhaite pas mettre la cravate? Puis, faites-vous nécessairement davantage confiance aux politiciens cravatés pour représenter vos intérêts au conseil de ville?
En conclusion, si j’admets volontiers que le débat sur la cravate demeure une question superficielle et conséquemment une perte de temps au conseil, il ne faudrait pas pour autant que l’obligation de la porter devienne la laisse symbolique du pouvoir s’entourant au cou des citoyens libres. La cravate en soi n’est pas davantage ridicule que tout autre objet de mode, mais l’obligation de la porter, par tradition ou par règlement, oui.
La politique est devenue une pub, une mise en scène, un affrontement entre vendeurs où la cravate et la belle robe camouflent efficacement la vacuité et l’ineptie du discours
– Jean Dion (Le Devoir – 3 Avril 1997)
Lire en complément:
- Un serpent autour du cou par Patrick Lagacé
- Des cravates et des hommes par Patrick Lagacé
- Pourquoi cette fixation sur la cravate? le blogue de l’édito (Cyberpresse)
Même si cette question semble à prime abord anodine, elle révèle quelque chose de beaucoup plus fondamental, à savoir l’acceptation ou non de l’individualité de chacun. Forcer l’autre à porter une tenue, c’est l’obliger à nier son identité propre, à s’émanciper. Les libres penseurs ont toujours constitué une menace à la cohésion du troupeau et à sa soumission à l’autorité en place. La cravate n’est qu’un symbole, mais un symbole puissant : celui qui la rejette déclare ouvertement son intention d’attaquer l’establishment. S’ils parviennent à le neutraliser à ce banal obstacle, la partie est pratiquement gagnée, l’adversaire étant ramené sur leur terrain et à leurs règles qu’ils maitrisent parfaitement. Quoi qu’il en soit, ne devrions-nous pas aller brûler quelques vieilles cravates à l’Hôtel de Ville comme les féministes ont fait jadis avec leurs brassières pour exprimer notre détermination à nous affranchir une fois pour toute de ce nœud coulant et à débattre enfin des vrais enjeux?
Un bon papier, Carl, mais je ne suis pas d’accord avec toi quand tu prétends que l’Assemblée nationale »devrait être l’enceinte suprême de la laïcité ». On est une société pluraliste, et cela veut dire que l’Assemblée nationale, tout comme le conseil municipal et notre conseil d’arrondissement, devraient être des lieux où non seulement les laics comme toi et moi, mais aussi des croyants qui ne partagent necessairement pas notre point de vue, peuvent se sentir à l’aise. Cette volonté d’ouverture envers tous les citoyens — y compris ceux et celles dont les croyances ressemblent le moins aux nôtres — devrait se traduire, à mon avis, entre autre par une absence totale d’obligations ou d’interdictions en matière de vêtements ou de présence ou absence de symboles réligieux. On a tous intérêt à maintenir la légitimité de nos institutions publiques parmi tous les groupes qui composent notre société et pour que cela se fasse, il faut que les règles de ce genre soient les moins contraignantes et les plus inclusives possibles. Il s’ensuit qu’il ne devrait pas y avoir de codes vestimentaires, à mon avis, dans des institutions démocratiques et publiques.